Remonter l’Orénoque, et la source de la vie

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Remonter l'OrénoqueLe sujet de « Remonter l’Orénoque » n’est pas une histoire d’aventuriers mais un triangle amoureux ; la jeune et belle Joanna, infirmière de son état, aime le brillant chirurgien Youri pendant qu’Ignacio – chirurgien lui aussi – roule des yeux de merlan frit à la belle tout en étant l’ami de Youri.  Joanna dont le père est vénézuelien, comme celui d’Ignacio, décide de remonter les sources de l’Orénoque pour retrouver l’endroit où son père a disparu alors qu’elle était petite. Sur le cargo rouillé où elle a pris place, nous comprenons qu’elle est enceinte ou l’a été :

Je t’ai perdu, je te construis, je lutte pour toi.

Encore une histoire téléphonée à coincer entre les collections où le beau chirurgien est amoureux de la non moins belle infirmière, un mix entre Urgences et la collection Harlequin ? Absolument pas. Parce que  l’auteur du texte est Mathias Enard, et que la puissance de son écriture vous empoigne dès les premières phrases. Attention, admirateurs de phrases lapidaires s’abstenir : pour exemple les pleurs du bébé du narrateur, Ignacio, le chirurgien quinquagénaire relatant les dérives destructrices de Youri :

(…) elle pleurait avant de s’endormir et ces appels insoutenables pour l’humanité qui y perçait, pour cette douleur universelle qui nous bouleversait, cette petite chose fragile hurlant dans le noir nous forçait à nous précipiter, vaincus, pour la réconforter et la prendre un instant dans nos bras, la couvrir de baisers qui ne savaient rien empêcher de sa tristesse, elle reprenait dès que nous la mettions à nouveau au lit, de plus belle, à cause de nos caresses mêmes qui retardaient seulement l’inévitable en lui donnant le goût plus amer encore des bras tout juste perdus, de ce souvenir d’un bonheur à peine disparu, si présent que le noir, le basculement dans la nuit devenait alors une torture, j’entendais ses cris, elle pleurait sur notre injustice, sans comprendre pourquoi rituellement nous l’abandonnions au moment où elle avait besoin de nous, justement parce qu’elle avait sommeil et que le sommeil l’effrayait.

J’ai raccourci la phrase d’un bon tiers, mais que ceux qui ont entendu pleurer un bébé de détresse la nuit osent dire qu’ils ne reconnaissent pas intimement ce moment-là… Très vite on est saisi par cette écriture qui vous assène par vagues des images et les actions comme dans un film. Lorsqu’on a terminé le roman, le retour au début s’impose absolument et l’on comprend à rebours les subtilités et douleurs de ce surprenant début :

Assis sur ma chaise, je pensais qu’il a raison, ce que l’on attend à présent des corps, c’est la putréfaction en silence, l’oubli, et de l’âme la survie sur les rôles et les registres, les certificats et les papiers, les marbres, les images. (…) les cadavres doivent disparaître, ils sont confiés à des professionnels chargés de les dissimuler, responsables de leur entrepôt, de leur manutention, de leur stockage, de leur destruction dans la terre ou les flammes, (…) .

Puissance, horreur, fascination… et exactitude. Les sentiments humains face à la mort, peur et lâchetés mêlées, sont radiographiés avec une cruauté et un talent confondants. Tout le reste est à l’avenant.

Les protagonistes de cette histoire semblent parfois archétypaux : le Russe romantique et destructeur, le Sud-Américain gentil, l’héroïne qui a tout d’une agnelle…  Le véritable personnage  de ce roman c’est l’hôpital présenté comme un gigantesque corps vieillissant, un bateau qui prend l’eau et dont les acteurs, droits dans les bottes de leurs privilèges, ne prennent pas l’aune du naufrage. Ce qui se passe durant la fameuse canicule si mal gérée en son temps et si admirablement décrite dans le roman, en est le triste exemple :

Toute la journée nous tournions en rond, l’œil sur le thermomètre, jusqu’à ce qu’un après-midi les urgences nous appellent, descendez, descendez tous, on n’y arrive plus, l’apocalypse a commencé. Des brancards partout, dans les couloirs, dans les consultations, dans la salle d’attente, des personnes âgées pour la plupart, mais aussi des touristes tombés d’épuisement place du Tertre, des enfants fiévreux dont les parents affolés ne savaient que faire et couraient à l’hôpital le plus proche, des malades fragiles que la chaleur paraissait sur le point d’achever, bien plus, bien plus de patients que de personnel, (…) nous avions mis quelqu’un à la porte pour trier les arrivées, choisir entre l’urgent, le très urgent, l’extrêmement urgent, les pompiers étaient de plus en plus énervés, ils essayaient de refroidir les gens dans la rue, à la lance à incendie, avec les glaçons du bar du coin, tout le monde courait après des fantômes – il paraît qu’on va nous apporter de la glace, il paraît qu’on va déclencher un plan d’urgence pour rappeler tous ceux qui sont en vacances, il paraît que cette nuit il va y avoir un orage. (…) Les urgences surpeuplées, insuffisamment aérées sentaient la sueur et la mort, et la morgue, la morgue même s’étendait en dehors de ses frigos comme une marée noire.

La fin magnifique, bouleversante et surprenante de « Remonter l’Orénoque » est le dernier coup de poing qui laisse le lecteur KO debout d’admiration.

Remonter l’Orénoque
Mathias Énard
Actes Sud, juillet 2012, 160 p., 18,30 €
ISBN : 978-2-330-01394-3

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