Rolf

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Rolf, tu n’aurais pas dû. Tu n’aurais pas dû me forcer à faire ça. Depuis, cela me serre la poitrine, une douleur au sternum, une impossibilité de respirer.

Les autres sont là, avec leur famille encombrante :

– Ouais, mon père, il a une Mercedes, et on frime en vacances en Espagne, on peut même pas faire entrer la voiture dans le village, alors on la gare à l’entrée, sur la Nationale !

– Nous, on va jamais à l’étranger, ma mère déteste ça. Alors mon père nous emmène dans les Grisons, je comprends tout ce que dit mon grand-père, mais je ne sais pas parler le schwitzertutsch, vous voyez le topo !

– Eh bien nous on va dans le Haut-Valais, avec la BMW. Mon père n’aime pas conduire, mais il aime tant la montagne, comme tous les sports d’ailleurs. Il arrête pas de courir, de grimper, toujours plus loin, toujours plus haut. Qu’est-ce qu’il cherche ?

Je n’ai pas pu m’empêcher.

Qu’est-ce que tu cherches, Rolf, toujours à séduire, à rire, à convaincre les autres que tu es le meilleur ? Moi, je suis comme toi, je cherche, j’ai peur, je freine, sourire au bord des yeux, les lèvres en larmes à moins que ce ne soit l’inverse.

Depuis le début de l’année je leur parle de toi. Au début, ça les a fait rire, le paternel fou de montagne, maintenant ils t’aiment, ils ont envie de te connaître. Je leur ai rempli la tête de ton sourire, de ton charme, de ton incroyable vitalité. Ils veulent te connaître :

– Il est super, ton père, pourquoi il vient jamais te chercher à l’école ?

Tu es si occupé, c’est fou, la préparation de tes expéditions dans les Andes, tes responsabilités dans ton travail. Admiration, admiration… Jalousie aussi : tu es si extraordinaire et les autres si gris ! Je ne m’en sors plus, ce creux, ce vertige, cette honte…

Les regards des autres, de Mélanie surtout, ma nouvelle copine, qui m’a déjà invitée deux fois chez elle – ça te plairait, elle a un jardin avec plein d’arbres serrés les uns contre les autres – leur surprise que je ne les aie pas encore amenés à la maison, notre grande maison pleine de fleurs, avec la cheminée de marbre. Ils en rêvent de ça aussi. Ça va avec toi, la maison très belle, avec toi qui aime tant ce qui est beau. C’est comme la voiture, Maman ne voulait pas une si grosse voiture, si rapide, si luxueuse. Mais tu es un enfant gâté, Rolf, tu l’as eue ta voiture, dans un grand éclat de rire. Et la montagne, tu passes ta vie avec des cartes, des projets, et tes copains restent à la maison tard le soir.

Ils en ont marre, mes copains. J’ai très mal, tu sais, Rolf, je suis venue te raconter ça dans ta maison. Je suis venue sans Maman, parce que depuis que tu es là, ta maison est mieux tenue que la nôtre. On habite un petit trois pièces sans fleurs ni musique. Maman travaille à mi-temps, à cause de toi. Je t’en veux, Rolf, je suis en colère contre toi, tu as sauté du pont avec ta belle voiture, et nous, tu nous a laissées. Je te déteste, Rolf. Je hais ta petite maison avec les fleurs dessus, que Maman change tous les trois jours. Les autres morts ne sont pas si gâtés, donne-leur tes fleurs, comme tes projets, tes rires, ta montagne.

Donne leur tout, tout. J’en ai assez de la démarche de Maman, du tremblé de sa voix lorsqu’elle parle de toi. Elle pleure lorsque je lui dis que je parle de toi à l’école. De drôles de pleurs – continus, fixes. Avant elle avait peur de tout, maintenant, c’est difficile de savoir. C’est comme si elle n’était rien qu’un bloc de douleur immobile.

Tu n’as pas honte d’être tranquille au milieu des morts, alors que nous, on se bat contre toi, dans notre appartement, après la grande maison ? Tu n’as pas honte, Rolf ?

Rolf

Reste au milieu des morts, ne nous dérange plus.

Hier, j’ai invité Mélanie à l’appartement. Maman a eu un petit sourire fragile pour lui souhaiter la bienvenue. Toi, tu étais éblouissant au milieu du salon, dans la chambre de Maman – pas dans la mienne, j’ai enlevé tes photos, Maman a pleuré. La montagne derrière et toi vainqueur et fatigué. Je n’avais jamais remarqué que tu étais fatigué. Je devais être trop petite. C’est fou, ce que tu es fatigué, Rolf, là, devant ta voiture-cercueil. C’est pour ça que tu es parti, parce que tu n’en pouvais plus et nous, on ne voyait que ton sourire. Toi, si fort, si optimiste, toi, la lumière de nos vies, toi, si rassurant.

Tu n’as pas supporté.

Mélanie n’a rien dit. On a bien rigolé, on a ri comme des folles toute l’après-midi. Elle n’a rien dit. Elle t’a regardé et elle n’a rien dit.

Je suis venue te voir dans ta maison, Rolf. On a cueilli des narcisses, dimanche passé. Si tu avais vu comme c’était beau ! J’ai moins mal à l’école. Plus personne ne parle de toi, j’ai remis la photo où je suis toute petite et où tu me tiens dans tes bras. Tu es très jeune, très beau, et tu n’es pas encore fatigué, jamais fatigué.

Tu ne seras plus jamais fatigué, Rolf, tu me tiens dans tes bras, mon merveilleux Papa, et on a chaud tous les deux. Repose-toi bien, Rolf, et à bientôt.

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