Voici enfin venu le moment de la mise en valeur des compositrices empêchées, écrasées par le génie de leur mari (Alma Mahler, Clara Schumann) ou de leur père (Adèle Hugo). Ces Grands Hommes ne supportant pas la concurrence disposaient des moyens nécessaires pour limiter une création qui aurait pu faire ombre à la leur.
J’aimerais vous parler d’Adèle Hugo – la fille cadette du grand Victor – dont certaines œuvres, les Mélodies, ont été jouées en première mondiale à Besançon, lieu de naissance de son illustre père, le trente-et-un mars, et le seront aussi à Dole le deux avril. Les partitions seront jouées par une cinquantaine de musiciens de l’Orchestre Victor Hugo Franche-Comté avant une série de rencontres autour d’Adèle Hugo. Il y aura également un enregistrement des Mélodies par un collectif de grands noms de la scène lyrique française. Juste revanche pour celle dont la créativité et la personnalité ont été écrasées par le génie autocratique paternel.
Vous n’avez peut-être jamais entendu parler d’Adèle autrement que par le film de François Truffaut L’Histoire d’Adèle H., avec une Isabelle Adjani habitée par le rôle. La cadette de Victor, cette pauvre folle était compositrice ? On a retrouvé ses partitions dans une malle où elles dormaient depuis cent-cinquante ans ? Comment cela est-il possible alors que l’on pensait tout connaître de la famille Hugo, patrimoine national ?
N’allons pas trop vite et commençons par le jeu de la famille.
Dans la famille Hugo je demande le père, Victor, génie autocentré, et la mère Adèle Foucher, qui essaie d’exister. Après la naissance de sa dernière fille, en juillet 1830, la mère choisit l’ami de la famille comme parrain pour la petite et comme amant pour elle. Sainte-Beuve s’acquitte vaillamment de la tâche et des mauvaises langues supposent que la paternité du grand Victor serait incertaine. Je demande maintenant les enfants. Léopoldine, l’aînée, adorée par sa petite sœur, se noie à la suite de son voyage de noces à l’âge de dix-neuf ans. Charles mourra d’apoplexie à quarante-quatre ans, et François-Victor de tuberculose à quarante-cinq ans. Et enfin la petite dernière, Adèle, même prénom que la mère ; un peu perdu dans le diagramme familial et ravagée à l’âge de treize ans par la disparition tragique de sa sœur. Adèle mourra à quatre-vingt cinq ans après quarante ans d’internement.
Le père, du haut de son génie, mène la famille à la baguette. Lorsqu’il est exilé par Napoléon III en 1852, il part avec sa famille dans les îles anglo-normandes. Ce sera d’abord à Jersey. Adèle a vingt-deux ans, c’est une jeune fille triste qui ne sourit jamais et regarde rarement l’objectif d’Auguste Vacquerie. Ce dernier est le frère du mari de Léopoldine, mort en essayant de sauver sa femme et le condisciple de Charles, le frère d’Adèle. La délicatesse des clichés d’Auguste révèle un homme amoureux, et la famille Hugo ne serait pas contre un mariage avec ce journaliste poète un peu falot. Auguste n’est pas le seul à se mettre sur les rangs, la célébrité du père attirant les postulants comme la lumière les phalènes. Mais Adèle dédaigne toutes les demandes en mariage. Voici ce qu’elle écrit dans son journal au sujet de ses prétendants :
Ils sont fades, incomplets : puis ce ne sont pas des hommes, car pour moi, un homme n’est guère un homme que lorsqu’il a du génie, de la beauté virile, et une nature de fer.
Bref elle décrit son papa. Mais deux ans plus tard, un soir, en faisant tourner les tables comme la famille en a l’habitude, un bel officier anglais, Albert Pinson, la fait chavirer. Cet oiseau-là fait aussitôt vibrer l’orgueilleuse demoiselle. Toujours dans son journal :
Je t’aime parce que tu es Anglais, royaliste, blond, matière, passé, Soleil. Je n’ai pas de mérite à échauffer le feu génie, mais j’ai de la gloire à faire fondre la neige.
Quelle sublime poésie ! Voilà enfin l’amour fou, celui d’un romantisme confinant à la folie. Victor Hugo n’a pas le même point de vue que sa fille sur le jeune Anglais, c’est un soudard écrit-il.
Adèle ne va pas bien du tout : dépression profonde ? Schizophrénie ? Troubles de l’humeur ? Son père ne la comprend pas. Sa mère s’angoisse devant son exaltation amoureuse et ses périodes d’abattement :
Il faut tendre la main à la pauvre enfant, la maintenir au-dessus du naufrage.
En octobre 1855 l’illustre et dérangeant proscrit est expulsé de Jersey et déménage avec sa famille sur l’île de Guernesey. D’abord deux chambres d’hôtel puis une maison meublée pendant quelques mois, et enfin, grâce au succès des Contemplations, le poète achète comptant la maison qui sera plus tard baptisée Hauteville House. Il y habitera durant quatorze ans avant de pouvoir enfin rentrer en France et entreprend très vite de la décorer à sa démesure. C’est une expérience très forte que de visiter ce lieu où les pièces sombres surchargées de décorations et de maximes suffoquent un brin. Rien ne permet d’imaginer l’immense pièce du tout dernier étage dominant l’océan, noyée de lumière comme un phare, le lieu d’écriture du maître.
Bien que fort occupé à recréer de fond en comble sa maison, le patriarche exige que sa fille Adèle ne voit personne. Le jeune officier a des dettes et, lucide, Victor Hugo a senti qu’il n’épousera jamais sa fille et il veut l’éloigner. Il n’a peut-être pas compris ou pas voulu comprendre la gravité des troubles d’Adèle.
Cette dernière s’ennuie dans cette vaste maison sans cesse en chantier où se pressent les exilés et leurs familles. Elle dessine, excellente portraitiste et caricaturiste à ses heures, elle peint à l’huile, toujours très bien. L’éducation et l’imitation de son père, peut-être. Et surtout elle se réfugie auprès de son piano. Adèle ne joue pas BIEN, c’est une virtuose de l’instrument. Elle se met à composer également. Son père n’a jamais voulu qu’on mette de la musique sur ses vers, mais il accepte qu’Adèle le fasse sur des extraits des Misérables, il lui écrit même des textes pour ses compositions. Adèle rêve d’écrire un opéra, la modestie ne fait pas partie des gènes familiaux. Tout de même, c’est une femme ! et le grand Victor calme les ambitions de sa fille. Jamais il ne fera éditer sa musique.
L’exil familial durera onze ans pour la jeune femme. Le dessin. Le piano. La composition. Et toujours la passion pour le jeune officier, passion rêvée peut-être, par son esprit exalté. Et puis les accès profonds de dépression, l’atmosphère très particulière de la maison, le génie étouffant du père, la mésentente entre ses parents, elle ne supporte plus.
Elle s’enfuit en 1864 pour rejoindre Albert Pinson au Canada, se fait passer pour sa femme, demande de l’argent à son père. L’officier se marie avec une autre femme. Adèle se retrouve dans un état effroyable, sale à faire peur elle qui était coquette. Puis elle va mieux, se montre capable d’organiser son départ de Halifax pour les Antilles, de résoudre les problèmes administratifs, matériels et financiers sans aide extérieure. À la Barbade elle semble avoir dominé son égarement amoureux – d’ailleurs Albert Pinson continuera à entretenir une correspondance avec elle pendant longtemps – elle redevient coquette et écrit à sa famille. De nombreuses lettres sans réponse la plupart du temps, sinon pour lui envoyer de l’argent. Elle demande des visites, mais le grand Victor interdit à la famille de se rendre aux Antilles et de donner des nouvelles. Elle se procure un piano et recommence à composer.
Lorsqu’elle se décide à rentrer en France, son père la fait aussitôt interner dans une maison de santé près du bois de Vincennes. Elle passera les quarante ans qui lui restent à vivre en institution psychiatrique. Après la mort de Victor Hugo en 1885, Auguste Vacquerie – le premier amoureux d’Adèle – deviendra son tuteur et l’installera au château de Suresnes et subviendra très bien à ses besoins. Là aussi, elle aura un piano comme compagnon. Les personnes qui lui rendaient visite la trouvaient fort sensée, à part certains moments où elle était prise de lubies déconcertantes. Adèle était-elle vraiment folle ou a-t-elle été internée parce qu’elle dérangeait sa famille ? Il est difficile de trancher. Il est certain que la plupart de ses lettres à sa famille ont été détruites, et que les rapports médicaux successifs lors de ses internements ont disparu, mais les photos de sa jeunesse, son regard vide, son visage sans expression font pencher pour une maladie mentale.
Quel rapport entre cette vie tragique et les concerts qui vont se succéder début avril me direz-vous ?
Victor Hugo n’a jamais cru au talent de sa fille cadette, et ses partitions ont fini au grenier de la maison d’Hauteville House où elles sont restées dans une malle pendant un siècle et demi. Jusqu’à ce que le compositeur Richard Dubugnon, invité en 2004 par le Victor Hugo International Festival de Guernesey, trouve les partitions d’Adèle.
J’y allais avec un a priori, raconte le compositeur. Je me disais que si pendant cent cinquante ans ça n’avait intéressé personne, pourquoi cela aurait-il une quelconque valeur ? Cela a été une surprise absolue de découvrir que non seulement ça avait de la valeur, mais qu’il y avait de quoi faire au moins un disque.
Convaincu de la qualité de sa musique, il demande la copie des manuscrits. Il les a répertoriés, complétés, arrangés. Il trouvera d’autres partitions au domicile parisien des Hugo place des Vosges, soit au total dix-sept mélodies pour voix et piano.
Je suis très soulagé et heureux de voir que ça va renaître presque en apothéose, je ne pense pas que la pauvre Adèle Hugo eut rêvé un jour que sa musique puisse être orchestrée.
Quelle tristesse ! Ne pas oser rêver.
Qu’en est-il des autres endroits où Adèle a séjourné, que ce soit à la Barbade ou en asile psychiatrique ? Partout elle avait besoin d’un piano, elle avait besoin de musique, sans doute de créer à moins qu’elle ait fini par rendre les armes. Peut-être quelque part, dans un coin poussiéreux, d’autres partitions dorment-elles, à moins qu’elles aient été détruites par des personnes zélées qui ont fait de l’ordre, le travail d’une folle ne méritant pas d’égards particuliers.