Le monde d’Hannah et ses douloureux fantômes

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Ce roman paru en 2011 recrée le monde d’avant-guerre de la communauté du quartier populaire du XIe arrondissement où se mélangent sans conflit apparent immigrants juifs d’origine espagnole et turque avec les Français modestes dits « de souche ».

Ariane Bois possède un talent particulier pour rendre l’atmosphère de ce quartier populaire surnommé le « petit Istanbul ». Hannah a huit ans et découvre l’amitié avec Suzon. Nous accompagnons sa vie comme si nous y étions, le texte est d’une grande puissance d’évocation. Les grands-parents maternels d’Hannah, ses parents Cécile et Haïm, les voisins, les cafés et les gens au travail, tout cela est extrêmement vivant. C’est un plongeon dans un univers bruissant qui va disparaître brutalement.

Ce roman n’est pas le seul à nous introduire dans la tragédie de la Shoah, mais celui-là possède dans sa première partie un accent de vérité, loin de tout misérabilisme. Puis c’est le choc de la réalité de l’antisémitisme, la peur, la nécessité de se cacher dans un couvent, la rafle du Vel d’Hiv.

Le texte est très bien documenté. Pour ma part j’ignorais totalement que la police française ne devait pas inquiéter les Juifs d’origine turque et que les ressortissants Turcs avaient la possibilité de revenir dans leur pays pendant la guerre, juifs ou non. Le père d’Hannah, Haïm, se sentant protégé par son passeport, reste à Paris et promet à sa femme et sa fille de les rejoindre  plus tard, avant de les faire monter dans le wagon à destination de la Turquie. Ce convoi ferroviaire avec son « wagon spécial frappé de l’étoile et du croissant de la Turquie » va traverser l’Europe en guerre, l’Allemagne, l’Autriche, la Bulgarie avant d’arriver à Edirne, « la deuxième capitale de l’empire ottoman ». C’est ensuite pour Hannah la découverte d’Istanbul et les retrouvailles avec la famille d’Haïm, des gens aisés qui s’expriment en judéo-espagnol. Commence alors l’attente confortable de la fin de la guerre avec d’autres expatriés parisiens avant le retour à Paris.

Hannah retrouve son amie Suzon, mais l’école s’est vidée, le voisinage a en grande partie disparu et les appartements sont occupés par des étrangers.

Une pétition contre les anciens propriétaires qui avaient eu le culot de revenir et de réclamer leur logement recueillit jusqu’à 14 000 signatures. Des manifestations eurent même lieu ce printemps-là dans le quartier aux cris de « Les Juifs au crématoire ! » (p. 174).

Haïm ne reviendra jamais, pas plus que ses grands-parents, pas plus que tant d’autres, le monde d’Hannah comme celui de nombre d’enfants s’est dépeuplé. Comment vivre après quelque chose d’aussi écrasant ?

Et de fait, ils [les enfants] ne parlaient pas de la guerre entre eux, ni à leurs parents. Il ne leur serait pas venu à l’idée de demander pourquoi certains n’étaient pas revenus, pourquoi on n’avait pas fui quand on aurait pu, pourquoi des familles s’étaient laissé attraper comme ça au saut du lit. Les enfants protégeaient leurs parents en faisant semblant de ne pas y penser. De leur côté, les adultes éludaient en parlant d’un oncle qui « avait pris le train » ou d’une amie qui « était partie en camp ». Moins on en parlait, mieux cela vaudrait. Le silence qui s’étendait ravageait les âmes. (p. 196-197)

Haïm sera noté comme « disparu » pendant des années. Et la vie continue. Hannah devient journaliste, puis grand reporter, dans cette France qui veut oublier les horreurs de la guerre. La suite m’a semblé un peu creuse après la densité précédente. Les faits évoqués trop rapidement. La vie d’Hannah devenue adulte aurait peut-être mérité un deuxième tome, et non une accumulation de rencontres de célébrités. Son monde avait disparu, elle devait s’en recréer un, et nous ne savons qu’imparfaitement si ses errances sentimentales étaient le reflet de son désarroi ou de ses difficultés de femme libre. Les retrouvailles de dernière minute avec Suzon étonnent, mais nous sommes dans un roman et l’autrice voulait sans doute le terminer sur une note optimiste.

Le monde d’Hannah
Ariane Bois
R. Laffont, octobre 2011, 288 p., 19 €
ISBN : 978-2-221-12592-2

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