Archives de l’auteur : Nicole Giroud

La caissière au regard vide

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Elle me poursuit depuis quelques semaines.

C’était pendant la période des fêtes. Nous nous répétons comme toutes les années que cette fois, promis, juré, nous ne participerons pas à cette débauche qui nous écœure. Trop de tout qui ne fait même pas plaisir face à trop de rien dont on chasse d’un revers de la main la mauvaise conscience, trop de vide enrobé dans des chants sirupeux et obsédants d’une enfance fantasmée, trop plein d’objets et de nourriture dans la galerie marchande, et toujours la musique lancinante, et les décorations, et le personnel attifé d’un bonnet de père Noël.

Mais le glissement est insidieux. La musique pénètre malgré tout dans la tête, Joyeux Noël, Mon beau sapin, Douce nuit, les Noëls de Disneyland deviennent des souvenirs personnels. Reconstruction, manipulation. Plus c’est grossier et plus ça marche.

Guirlandes à foison, jouets, exposition de foies gras, de saumons fumés EXCEPTIONNELS, sans oublier le bœuf DE CONCOURS à la boucherie. À moins d’une force d’âme surprenante, une fois, deux fois, on glisse dans le caddie ce que l’on avait décidé d’ignorer. Il y aura du monde, les enfants viennent de loin, il faut bien les gâter…

Le caddie était plein et les files d’attente aux caisses s’allongeaient. Sauf une, la dernière contre le mur, seulement deux personnes devant nous. Mon conjoint file comme l’éclair, il a toujours tout fait comme s’il avait le diable aux trousses et je peine à le suivre. Depuis toujours.

Là, j’avais le temps. La caissière travaillait lentement. Typait chaque article comme si elle découvrait le maniement de sa caisse. Encaissait de la même façon. Nous commencions à éprouver un sentiment étrange, ce n’était pas de l’irritation, plutôt un malaise, avec la troublante impression que la personne juste devant nous éprouvait la même chose. Lorsque ce fut notre tour, nous avons compris : c’était le regard. Aucune lueur, une absence de vie totale. Un bonjour mécanique, même pas de la fatigue devant la période la plus chargée de l’année, ou de l’irritation devant le tapis roulant où les articles entassés menaçaient de s’effondrer, non, du vide face au trop-plein. J’étais en train de récupérer mon ticket lorsque mon mari est parti en trombe avec le chariot. Comme d’habitude. La caissière le regardait, toujours ces yeux vides qui suscitaient un intense malaise. Je me suis sentie obligée de justifier cette rapidité :

— Il fait toujours comme ça, il ne sait pas aller lentement.

— Pourquoi aller vite ? On a tout le temps, le temps…

J’ai acquiescé avant de m’enfuir, poursuivie par ces yeux morts. C’était comme si la vie avait déserté cette femme. Quel malheur avait fondu sur elle ? Quelle difficulté matérielle l’obligeait à se trouver là, en pleine grand-messe de la consommation? La solitude qui devait être la sienne était accentuée par l’ostracisme dont elle était victime. La dernière caisse un peu cachée, près des portes de sortie, près du froid.

Lorsque je suis revenue dans le supermarché, j’ai cherché malgré moi la caissière au regard vide. Elle n’était pas là.

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L’art de perdre, roman de la désillusion post-coloniale

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L'Art de perdreVoilà un beau roman, intense, loin des bavardages et des récupérations historiques commodes (et payantes). Voilà un roman qui ne pouvait pas plaire à tous puisqu’il reconstitue l’histoire d’une famille de harkis à travers trois générations, et bien sûr, à travers celle-ci, l’histoire de la décolonisation de l’Algérie et la façon dont la France a traité ceux qui l’avaient servie. Ce roman ne pouvait donc obtenir le prix Goncourt, malgré sa force et sa vérité. L’histoire ne se répète pas, vraiment ? La France a refusé il y a peu le droit d’asile à des interprètes afghans dont la mort était assurée s’ils restaient dans leur pays.

Alice Zeniter, l’auteur de L’Art de perdre, a obtenu le Goncourt des lycéens, et je pense qu’elle peut se glorifier d’avoir touché la jeunesse plutôt que les débatteurs trop bien nourris du prix Goncourt.

Pour Ali, la vie commence par un coup de chance qui va lui apporter la fortune, mais Ali est philosophe :

Mektoub. La vie est faite de fatalités irréversibles et non d’actes historiques révocables.

Le futur d’Ali (qui est déjà un passé lointain pour Naïma au moment où j’écris cette histoire) ne parviendra pas à faire changer sa manière de voir les choses. Il demeure à jamais incapable d’incorporer au récit de sa vie les différentes composantes historiques, ou peut-être politiques, sociologiques, ou encore économiques qui feraient de celui-ci une porte d’entrée vers une situation plus vaste, celle d’un pays colonisé, ou même – pour ne pas trop en demander – celle d’un paysan colonisé.

C’est pour cela que cette partie de l’histoire, pour Naïma comme pour moi, ressemble à une série d’images un peu vieillottes (le pressoir, l’âne, le sommet des montagnes, le burnous, l’oliveraie, le torrent, les maisons blanches accrochées comme des tiques au flanc de pierres et de cèdres) entrecoupées de proverbes, comme des vignettes cadeaux de l’Algérie qu’un vieil homme aurait cachées çà et là dans ses rares discours, que ses enfants auraient répétées en modifiant quelques mots et que l’imagination des petits-enfants aurait ensuite étendues, agrandies, et redessinées pour qu’elles parviennent à former un pays et l’histoire d’une famille.

C’est pour cela aussi que la fiction tout comme les recherches sont nécessaires, parce qu’elles sont tout ce qui reste pour combler les silences transmis entre les vignettes d’une génération à l’autre. (p. 22-23)

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L’art de perdre
Alice Zeniter
Flammarion, août 2017, 512 p., 22 €
ISBN : 978-2-0813-9553-4

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Panne de courant

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Feu dans cheminéeC’est la nuit, c’est l’hiver. Il neige et il vente si fort qu’il a fallu se battre pour fermer les volets. La maison se calfeutre et ses habitants aussi.

Suites pour violoncelle seul de Bach par Étienne Péclard et chaleur douce, L’art de perdre entre les mains, à écouter ce vent grondant et à lever la tête par intermittences en direction de l’Homme qui travaille devant son ordinateur portable sur la table du salon. Bonheur domestique qui s’interrompt à huit heures : panne de courant. Le noir total et le silence envahissent l’espace intime.

Où sont les bougies ? Tâtonnements dans le noir, absence de points de repère. Une pensée furtive : si nous avions cédé à l’insistance des enfants, le smartphone sorti de notre poche nous dispenserait sans doute une lumière suffisante pour guider notre chemin.
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Le charpentier écrivain de l’éternité

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Il était une fois un château médiéval en ruines, sur la route Napoléon dans les Hautes-Alpes. Le château de Picomtal plongé dans la végétation surplombant le lac de Serre-Ponçon séduit les nouveaux propriétaires qui l’achètent en 1998. Jacques et Sharon Peureux se lancent dans la rénovation des lieux et du jardin pour en faire une maison d’hôtes haut de gamme. Rien que du classique, me direz-vous.

photo_chateau_1Seulement ils vont trouver un trésor inattendu en rénovant le château, en l’an 2000. Lorsque les menuisiers déposent les planchers d’une partie du château, ils constatent que certaines planches sont couvertes d’inscriptions au crayon. Les propriétaires comprennent l’importance de la découverte de ces soixante-douze textes qui couvrent les planches, écrits avec le crayon noir du menuisier qui a procédé à la précédente rénovation du château et bientôt l’historien Jacques-Olivier Boudon prendra le relais et reconstituera l’histoire de l’auteur. Continuer la lecture

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Vœux de saison ?

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Bonjour amis lecteurs,

Il est de coutume, début janvier, de souhaiter bonheur et prospérité aux personnes que vous rencontrez, en l’occurrence vous, amis lecteurs.

Vous lisez mes articles, mais très souvent, vous écrivez.

La prospérité que je vous souhaite, amis amoureux des mots et de la langue, c’est patience avant abondance de lecteurs. Voici ce que Carlos Fuentes a écrit dans Diane ou La chasseresse solitaire :

Le lecteur doit être inventé par l’auteur, imaginé dans le but de lui faire lire ce que l’auteur a besoin d’écrire, non ce qu’on attend de lui. Où est donc ce lecteur ? Il se cache ? Il faut le chercher. Pas encore né ? Il faut attendre patiemment qu’il vienne au monde. Écrivain, jette ta bouteille à la mer, aie confiance, ne trahis pas ta parole, même si aujourd’hui tu n’es lu par personne, attends, espère, désire, désire même si tu n’es pas aimé.

Les lecteurs viendront avec la sincérité de l’écriture, avec le besoin vital d’écrire, et non celui de plaire.

Amis lecteurs-écrivains et ceux qui désirent le devenir et n’osent pas encore, notre monde nouveau n’a pas que des inconvénients : il permet à chacun de s’exprimer, de publier en autoédition avant la publication traditionnelle ou l’inverse, ou la plaquette à  usage unique.

Tout est possible. Reste à trouver ce trésor sans lequel toute écriture semble vaine : le lecteur.

Chers amis, je vous souhaite des lecteurs émus, attentifs, des lecteurs créant à leur tour leur propre univers à partir du vôtre.

Belle année 2018 à tous !

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