Elle me poursuit depuis quelques semaines.
C’était pendant la période des fêtes. Nous nous répétons comme toutes les années que cette fois, promis, juré, nous ne participerons pas à cette débauche qui nous écœure. Trop de tout qui ne fait même pas plaisir face à trop de rien dont on chasse d’un revers de la main la mauvaise conscience, trop de vide enrobé dans des chants sirupeux et obsédants d’une enfance fantasmée, trop plein d’objets et de nourriture dans la galerie marchande, et toujours la musique lancinante, et les décorations, et le personnel attifé d’un bonnet de père Noël.
Mais le glissement est insidieux. La musique pénètre malgré tout dans la tête, Joyeux Noël, Mon beau sapin, Douce nuit, les Noëls de Disneyland deviennent des souvenirs personnels. Reconstruction, manipulation. Plus c’est grossier et plus ça marche.
Guirlandes à foison, jouets, exposition de foies gras, de saumons fumés EXCEPTIONNELS, sans oublier le bœuf DE CONCOURS à la boucherie. À moins d’une force d’âme surprenante, une fois, deux fois, on glisse dans le caddie ce que l’on avait décidé d’ignorer. Il y aura du monde, les enfants viennent de loin, il faut bien les gâter…
Le caddie était plein et les files d’attente aux caisses s’allongeaient. Sauf une, la dernière contre le mur, seulement deux personnes devant nous. Mon conjoint file comme l’éclair, il a toujours tout fait comme s’il avait le diable aux trousses et je peine à le suivre. Depuis toujours.
Là, j’avais le temps. La caissière travaillait lentement. Typait chaque article comme si elle découvrait le maniement de sa caisse. Encaissait de la même façon. Nous commencions à éprouver un sentiment étrange, ce n’était pas de l’irritation, plutôt un malaise, avec la troublante impression que la personne juste devant nous éprouvait la même chose. Lorsque ce fut notre tour, nous avons compris : c’était le regard. Aucune lueur, une absence de vie totale. Un bonjour mécanique, même pas de la fatigue devant la période la plus chargée de l’année, ou de l’irritation devant le tapis roulant où les articles entassés menaçaient de s’effondrer, non, du vide face au trop-plein. J’étais en train de récupérer mon ticket lorsque mon mari est parti en trombe avec le chariot. Comme d’habitude. La caissière le regardait, toujours ces yeux vides qui suscitaient un intense malaise. Je me suis sentie obligée de justifier cette rapidité :
— Il fait toujours comme ça, il ne sait pas aller lentement.
— Pourquoi aller vite ? On a tout le temps, le temps…
J’ai acquiescé avant de m’enfuir, poursuivie par ces yeux morts. C’était comme si la vie avait déserté cette femme. Quel malheur avait fondu sur elle ? Quelle difficulté matérielle l’obligeait à se trouver là, en pleine grand-messe de la consommation? La solitude qui devait être la sienne était accentuée par l’ostracisme dont elle était victime. La dernière caisse un peu cachée, près des portes de sortie, près du froid.
Lorsque je suis revenue dans le supermarché, j’ai cherché malgré moi la caissière au regard vide. Elle n’était pas là.
Je combat au quotidien pour un monde meilleur, et ne plus aller dans les grandes surfaces fait partie de ce combat. Les supermarchés déshumanisent, ils vendent beaucoup de produits industriels et surtout, ils coûtent cher, beaucoup plus cher que les petits magasins.
Car ils proposent mille tentations et font croire qu’elles sont toutes indispensables.
Cela fait des décennies qe les gens croient faire des économies alors que c’est faux.
Vous décrivez parfaitement cette déshumanisation, à travers le regard de cette vendeuse au regard mort.
C’est poignant.
¸¸.•*¨*• ☆
Merci Célestine, à la fois pour votre message et pour votre combat contre la déshumanisation. Ce que vous écrivez est très juste, tout le monde sait que les grandes surfaces sont un leurre, mais tout le monde continue à s’y rendre. Pourquoi? Sentiment rassurant d’une opulence? Impression de combler un vide fondamental? Je ne sais pas. En attendant les petits commerces continuent de déserter le centre des villes.
C’est un peu effrayant car parfois en effet on rencontre des ces gens qui ne sont pas là, qui bougent et agissent mécaniquement, désertés par la vie. Intouchables. Peut-être parce qu’il n’y a plus rien à toucher, que tout est détruit ou emballé dans du plomb…?
C’est triste et troublant.
Triste et troublant, c’est sûr… Et on ne peut s’empêcher de se poser des questions sur ce qui les a amenés dans cet état. Dans le cas précis, le contraste avec l’atmosphère fébrile des fêtes était particulièrement violent.