Archives de l’auteur : Nicole Giroud

Etty Hillesum, une vie bouleversée qui bouleverse la nôtre

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Journal intimeLes journaux intimes existent depuis que le papier s’est répandu en Europe, au XIVe siècle, comme l’expliquent Philippe Lejeune et Catherine Bogaert dans leur livre passionnant Le journal intime, Histoire et anthologie paru aux éditions Textuel en janvier 2006. Les deux auteurs montrent que, à partir du moment où le temps devient mesurable, l’individu se situe dans sa durée personnelle et les journaux intimes apparaissent. Ce sont d’abord des dialogues avec Dieu puis des restitutions de sentiments et d’événements, de prises de conscience de sa propre individualité.
Le remarquable travail sociologique des auteurs est suivi d’extraits de journaux de toutes origines ; l’un d’entre eux m’a beaucoup interpellée parce qu’il parle de la notion de secret :

Pourtant il y a des jours où cette source de larmes qui monte dans notre cœur nous étoufferait si nous ne lui permettions jamais de sourdre au dehors. J’en ai laissé couler dans ces pages le flot amer, mais je ne veux pas que personne en soit éclaboussé, et je prie ceux qui pourront lire ces pages quand je ne serai plus là pour en défendre le secret, d’en respecter le caractère intime et confidentiel.

La volonté de la diariste n’a manifestement pas été respectée et c’est très exactement ce qui me gêne dans la publication des journaux intimes que je n’aime pas voir étalés sur les gondoles des libraires ou les publicités des éditeurs ; l’oxymore flagrant entre l’intime et les milliers d’exemplaires jetés en pâture à la curiosité des lecteurs me sidère. Je ne parle pas du journal « intime » d’écrivain, mélange de mensonges assumés, coquetterie, complaisances et postures devant l’éternité. Je pense au véritable journal intime, à la personne penchée sur son cahier qui cherche à se connaître ou à conserver une trace écrite d’un moment crucial de son existence. Elle note au jour le jour ce qui lui arrive, sans aucun recul, la façon dont elle perçoit son entourage ou les événements de sa vie ; elle écrit pour elle-même sans faire le tri et beaucoup de pages se ressemblent.
La seconde guerre mondiale nous a fourni son lot d’écrits intimes dont l’auteur a été broyé par la machine de mort nazie. C’est le cas d’Anne Frank et celui d’Etty Hillesum. Leur journal s’est retrouvé chez un éditeur suite à leur tragique destin et je ne suis pas sûre qu’elles auraient vu d’un bon œil étaler leurs pensées les plus intimes.
De quel droit décide-t-on de publier un journal intime ? Parce que celui-ci est remarquablement écrit ? Parce que le destin de son auteur va bouleverser le lecteur qui sait d’avance comment s’est terminée la jeune existence ? Parce que c’est une trace historique d’une période douloureuse ? Dans le cas d’Etty Hillesum, il faut ajouter un élément : la personnalité exceptionnelle de cette jeune femme qui, à travers son journal intime et ses lettres, nous dévoile le chemin d’un être rayonnant qui éclaire notre propre vie.
Etty HillesumCe journal, dans sa répétition des pensées d’Etty, leur évolution au même rythme que son analyse et l’effroyable destin qui se précise, sa montée vers le mysticisme et l’amour universel, est absolument unique. Sans le savoir, avec ses conversations avec Dieu Etty remonte aux sources-mêmes du journal intime. Son journal m’a troublée, parfois ennuyée, toujours bousculée et bouleversée. J’y ai trouvé comme chaque lecteur des leçons de vie immédiatement applicables.
Je n’aime toujours pas les journaux intimes, mais la lecture d’Etty Hillesum me semble fondamentale. Découvrez si ce n’est déjà fait, cette incroyable force de vie et d’amour qui dégage la lumière des plus grandes mystiques (Hildegarde de Bingen ou Marguerite Porète) dans une époque de noir absolu.

Etty a vingt-sept ans au moment où elle entame son journal le neuf mars 1941, décidant de consigner ce qui lui semble important de sa vie et de sa pensée. Les cahiers vont se succéder, écriture de plus en plus serrée, à la limite de l’illisible, jusqu’à la déportation à Auschwitz le 7 septembre 1943 en même temps que sa famille. Etty meurt le 30 novembre. Aucun membre de la famille Hillesum ne reviendra d’Auschwitz.
Huit cahiers sur onze vont survivre à la guerre, conservés par une amie d’Etty ; l’éditeur J. G.  Gaarlandt publie une partie des cahiers en 1981. Depuis, ce document hors normes poursuit son cheminement, publié en français sous le titre Une vie bouleversée.

Etty entame son journal sur les conseils de son thérapeute, Julius Spier, un Juif allemand qui soigne ses patients (en fait beaucoup de femmes) en étudiant la morphologie et les lignes de leurs mains. Les façons de soigner du disciple de Carl-Gustav Jung ont de quoi surprendre : il engage des corps à corps avec ses patientes durant la thérapie.
Etty, parole et sexualité très libre, volonté avide d’incorporer les autres, multiplie les relations sexuelles qui la laissent en état de vide et de manque :

Ce que je trouvais beau, je le désirais de façon beaucoup trop physique, je voulais l’avoir. Aussi, j’avais toujours cette sensation pénible de désir inextinguible.

Dépressions et migraines meublent de leurs souffrances le désarroi du vide. Etty aimerait devenir écrivain, elle ne sait pas encore qu’elle l’est déjà, témoin sa description de son thérapeute dès les premières pages de son journal :

Ses yeux limpides et purs, sa bouche charnue et sensuelle ; sa silhouette massive de taureau et ses mouvements d’une légèreté aérienne, libérés : l’esprit et la matière sont encore en pleine lutte chez cet homme de cinquante-quatre ans. On dirait que je suis accablée sous le poids de cette lutte. Je suis ensevelie sous cette personnalité et ne puis plus me dégager ; mes problèmes personnels, que je sens à peu près du même ordre, se débattent au petit bonheur.

On ne saurait mieux décrire l’emprise que Julius Spier va exercer sur la jeune femme. Etty parle de son thérapeute qu’elle appelle « S » d’une manière très troublante, ne cache rien de leur attirance réciproque, de sa volonté de le séduire.
Ont-ils été amants, malgré la volonté de Spier de rester fidèle à sa fiancée réfugiée en Angleterre ? Etty n’en parle pas (ou l’éditeur a supprimé le passage). Spier est un homme fascinant, plein de force et d’amour pour les autres, mais également d’ambiguïté dans ses attitudes avec les femmes qui l’entourent. Etty décrit avec une sensualité et une vivacité stupéfiantes les affrontements entre le maître et l’élève, les jeux du désir et de l’esprit. Comme ce texte est vibrant, drôle, sincère !
Spier crée le manque, résiste : il ne succombera pas comme les autres hommes aux charmes de la jeune femme, il l’aime d’un amour plus grand, il va aider Etty à évoluer d’un amour sensuel égoïste à l’amour de l’humanité.
Au fil des pages, de l’avance de sa thérapie et de l’aggravation de la situation des Juifs en Hollande, Etty se transforme, j’allais écrire se transfigure.

Cet amour que l’on ne peut plus déverser sur une personne unique, sur l’autre sexe, ne pourrait-on pas le convertir en une force bénéfique à la communauté humaine et qui mériterait peut-être aussi le nom d’amour ? Et lorsqu’on s’y efforce, ne se trouve-t-on pas précisément en pleine réalité ?

On assiste, fasciné, à la transformation de la jeune femme. La jeune séductrice insatisfaite révèle sa force lumineuse, s’élève au rang de mystique. Plus l’étau des nazis se resserre, plus Etty accède à la liberté et au sentiment du divin  :

La plupart des gens ont une vision conventionnelle de la vie, (…), il faut avoir le courage de se détacher de tout, de toutes normes (…) il faut oser faire le grand bond dans le cosmos : alors la vie devient infiniment riche, elle déborde de dons, même au fond de la détresse.

Etty trouve un emploi le 15 juillet 1942 au service des affaires culturelles du Conseil juif.

Je connais l’air traqué des gens, l’accumulation de la souffrance humaine, je connais les persécutions, l’oppression, l’arbitraire, la haine impuissante et tout ce sadisme. Je connais tout cela et je continue de regarder au fond des yeux le moindre fragment de réalité qui s’impose à moi.

Elle aide autant qu’elle peut les désespérés qui lui font face, et en même temps sa force spirituelle augmente, celle qui se nommait la jeune fille qui ne savait pas s’agenouiller se tourne vers Dieu, toujours aidée par Julius Spier. Elle approfondit sa lecture des Évangiles, des mystiques et des poètes. Matthieu, Maître Eckart, Rilke et saint Augustin l’accompagnent dans sa conversation avec Dieu.
En août 42 elle part au camp de transit de Westerbork, près de la frontière allemande. Elle fonctionne comme une sorte d’assistante sociale.

À la fin de la journée, j’éprouvais toujours le même sentiment, l’amour de mes semblables. Je ne ressentais aucune amertume devant les souffrances qu’on leur infligeait, seulement de l’amour pour eux, pour leur façon de les endurer, si peu préparés qu’ils fussent à endurer quoi que ce fût.

Elle utilise la richesse de sa vie intérieure pour aider les autres, leur apporter un peu de lumière. Cela n’empêche ni sa lucidité ni son empathie pour les souffrances des autres. Elle est consciente de ce qui les attend :

Bon, on veut notre extermination complète : cette certitude nouvelle, je l’accepte. Je le sais maintenant. Je n’imposerai pas aux autres mes angoisses et je me garderai de toute rancœur s’ils ne comprennent pas ce qui nous arrive à nous, les Juifs. Mais une certitude acquise ne doit pas être rongée ou affaiblie par une autre. Je travaille et je vis avec la même conviction et je trouve la vie pleine de sens, oui, pleine de sens – malgré tout.

Elle ne fuit pas la « fatalité de masse », elle possède seulement l’incroyable force de la vie intérieure :

Chaque jour je suis (…) sur les champs de bataille ou, peut-on dire, les champs de massacre. Parfois s’impose à moi comme une vision des champs de bataille de la couleur verte d’un poison, je suis auprès des affamés, des torturés, des moribonds, chaque jour ; mais je suis aussi proche du jasmin et du morceau de ciel derrière ma fenêtre. Dans une vie, il y a place pour tout. Pour une foi en Dieu et pour une mort misérable.

Vient le moment douloureux où sa famille est internée à Westerbork. En tant que fonctionnaire du camp, Etty a le droit de sortir grâce à un laissez-passer spécial. Elle se trouve auprès de Julius Spier quand celui-ci meurt, le 15 septembre 1942, après un cancer foudroyant et juste avant sa déportation.

C’est toi qui a libéré en moi ces forces dont je dispose. (…) Tu as servi de médiateur entre Dieu et moi mais maintenant, toi le médiateur, tu t’es retiré et mon chemin mène désormais directement à Dieu. Je servirai moi-même de médiatrice pour tous ceux que je pourrai atteindre.

L’extermination des Juifs hollandais se précise : tous les mardis un convoi part pour Auschwitz.
Lettre d’Etty à son amie Maria le 10 juillet 43 :

Des dizaines de milliers de gens ont déjà quitté ces lieux, habillés ou nus, vieux ou jeunes, malades ou bien portants ­– et je n’en continue pas moins à vivre et à travailler en toute sérénité. Ce sera bientôt le tour de mes parents de quitter le camp, si par miracle ils ne s’en vont pas cette semaine, ce sera pour une des semaines à venir. Cela aussi je dois apprendre à l’accepter. (…)
Je me sens de force à affronter mon destin, mais pas celui de mes parents. Ceci est la dernière lettre que je puisse écrire librement. Cet après-midi on nous retirera nos cartes d’identité, dorénavant nous serons des détenus.

Etty refuse d’échapper au sort commun.

Dure, très dure journée. Il faut apprendre à porter avec les autres le poids d’un « destin de masse » en éliminant toutes les futilités personnelles. Chacun veut encore tenter de se sauver, tout en sachant très bien que s’il ne part pas, c’est un autre qui le remplacera. Est-ce bien important que ce soit moi ou un autre, tel ou tel autre ? C’est devenu un destin de masse, commun à tous, et on doit le savoir. Journée très dure. Mais je me retrouve toujours dans la prière. Et prier, je pourrai toujours le faire, même dans le lieu le plus exigu. Et ce petit fragment du destin de masse que je suis à même de porter, je le fixe sur mon dos comme un baluchon avec des nœuds toujours plus forts et toujours plus serrés, je fais corps avec lui et l’emporte déjà parmi les rues.

Elle part le 7 septembre 1943 en même temps que les siens mais pas dans le même wagon.
La toute dernière phrase de son journal :

On voudrait être un baume versé sur tant de plaies.

Cette lecture n’est pas seulement bouleversante au sens habituel, c’est une lecture qui agite l’âme, stupéfie et pousse au bout de soi. Comment une jeune femme engoncée dans ses problèmes, migraineuse, dépressive, fragile et contradictoire, égoïste même, est-elle devenue cette créature lumineuse, cette mystique incandescente, cette lumière dans la nuit de tant de misérables assommés par un destin incompréhensible ?

Le sentiment de la vie est si fort en moi, si grand, si serein, si plein de gratitude, que je ne chercherai pas un instant à l’exprimer d’un seul mot. j’ai en moi un bonheur si complet et si parfait, mon Dieu. Ce qui l’exprime encore le mieux, ce sont ses mots à lui : « se recueillir en soi-même ». C’est peut-être l’expression la plus parfaite de mon sentiment de la vie : je me recueille en moi-même. Et ce « moi-même », cette couche la plus profonde et la plus riche en moi où je me recueille, je l’appelle « Dieu ».

Le journal intime, Histoire et anthologie
Philippe Lejeune et Catherine Bogaert
Éditions Textuel, janvier 2006, 512 p., 25 €
ISBN : 2-84597-177-X
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Un commentaire de lecteur qui n’a pas laissé de nom.

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Après la guerre

5.0 étoiles sur 5 Après la guerre de Nicole Giroud, 19 novembre 2015
Achat vérifié(De quoi s’agit-il ?)
Ce commentaire fait référence à cette édition : Après la guerre (Broché)
Livre émouvant qui décrit tous les traumatismes subis par les personnes longtemps après que la paix ait été signée. Le livre est composée de 7 nouvelles tirées de la réalité, pour chaque nouvelle, l’auteure cite ses sources.
Perte d’un mari, d’un père, sentiment de honte de n’avoir pas fait ce qu’il fallait, souffrance des descendants dont les parents ont été désignés comme coupables, tous ces faits et sentiments sont analysés avec finesse et émotion.
La dernière nouvelle évoque une frontière de barbelés, impossible de ne pas penser aux évènements actuels. La nouvelle intitulée « le bouquet de fleurs », c’est un peu le mythe d’Antigone. Ces récits ont une portée générale, et ne se limitent pas à la dernière guerre mondiale.
Un petit livre qu’on n’oublie pas.
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Celles de la rivière, roman à deux voix et cadavre flottant

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Celles de la rivièreContrairement à mes principes j’ai accepté de chroniquer un livre pour Babelio et le moins que l’on puisse dire c’est que je ne l’ai pas regretté : j’ai dévoré Celles de la rivière en une très longue soirée. Ce n’est qu’après lecture que je me suis inquiétée de savoir ce qu’étaient ces éditions Mosaïc dont j’ignorais l’existence. Heureusement, car mes préjugés m’auraient peut-être fait abandonner la lecture…

Celles de la rivière est paraît-il le premier roman de l’auteure américaine Valerie Geary. Si c’est vraiment le cas, je suis suffoquée d’admiration par sa maîtrise parfaite de la tension dramatique et ce dès la toute première phrase. Jugez plutôt :

La femme flottait entre deux eaux quand nous l’avons découverte dans les remous, là où le lit de la rivière Crooked s’incurve en direction du nord, à un jet de pierre du meilleur endroit pour nager dans le coin.

Sam et Ollie viennent de trouver un cadavre. Un roman policier de plus ? Pas si simple… La réaction distanciée des deux sœurs, leur absence d’horreur face au cadavre saisissent le lecteur :

Je voulais essayer de toucher la morte. Est-ce qu’elle serait comme ma mère : froide, caoutchouteuse, un vrai ballon dégonflé ?

Vous n’en êtes qu’à la page deux et vous êtes désormais happé par cette histoire pratiquement impossible à lâcher avant le dénouement. Quatre cents pages de suspense, de tension, sans bavardages inutiles malgré l’abondance de dialogues entre Samantha et sa sœur Olivia. Des échanges étranges car la petite Ollie ne parle plus depuis la mort de sa mère quelques semaines plus tôt :

Il y a beaucoup d’ombre dans la voiture. Ainsi, je vois celle de la rivière, assise à l’arrière, juste derrière ma sœur. Ses dents sont comme des crocs. Ses yeux, des pierres noires et froides qu’elle pose sur moi. Elle ondule et elle crache. Elle veut que je lui prête ma voix. Elle veut que je dise Ce n’est pas juste. Ce n’est pas lui. Mais je ne peux pas. Je ne le ferai pas.

Si je le fais pour elle, alors il faudra que je le fasse pour tous les autres, et mes mots ­ les miens, ceux qui sont à moi, rien qu’à moi et à personne d’autre ­ n’auront plus du tout d’importance, ils seront jetés, enterrés profondément et piétinés par tous les autres.

Alors je me tais.

Ollie se tait pour conserver sa propre voix et ne pas être submergée par les présences qui l’envahissent. Elle communique pourtant avec sa sœur en soulignant des phrases d’Alice au pays des merveilles. Ollie a traversé le miroir. Quant aux phrases Ce n’est pas juste. Ce n’est pas lui de la jeune morte assassinée, elles concernent Ours, le père d’Ollie et de Sam.

Il ne s’appelle pas Ours, bien sûr, mais c’est la façon dont tout le monde le surnomme, cet homme qui habite dans un tipi proche de la rivière Crooked, cet ermite qui vit de son potager et du miel de ses abeilles depuis huit ans. Étrange famille en vérité : la mère vivait seule avec ses filles, l’aînée rejoignant son père durant l’été pour vivre en pleine nature. Mais la mère est morte quelques semaines plus tôt et les deux filles vivent avec leur père dans cette nature amoureusement décrite dans le roman. Les abords de la rivière sont un personnage du livre, tout comme les abeilles.

Sam a voulu protéger son père en cachant ce qu’elle a vu et l’a désigné sans le vouloir comme coupable idéal. Les deux filles cherchent alors la vérité dans la petite ville qui a condamné leur père d’avance.

Le roman est construit en alternance, un chapitre pour Ollie, un chapitre pour Sam. Deux façons d’appréhender les événements, deux façons de surmonter le deuil de leur mère et les accusations d’assassinat portées contre leur père.

Ollie a dix ans, elle est accompagnée par le fantôme bienveillant de sa mère et de nombreux autres beaucoup plus inquiétants ; elle doit accepter de laisser partir sa mère, elle doit accepter de grandir et de revenir de l’autre côté du miroir mais c’est difficile.

Sam a quinze ans et découvre ses premiers émois sensuels, elle doit s’occuper de sa sœur, la protéger. Les deux filles découvrent des éléments dramatiques concernant le passé de leur père, elles doivent apprendre que la vie n’est pas toujours limpide.

Magnifique roman, vraiment, d’une richesse inattendue : l’intrigue policière est parfaite, pleine de rebondissements, avec une fin terrifiante et ambiguë que vous découvrirez avec plaisir ; les rites de passage à l’âge adulte vous surprendront par leur finesse, tout comme la progression de l’acceptation du deuil de la mère ; quant à la rivière Crooked, elle apporte poésie et lyrisme, éléments bienvenus dans ce roman qui serait autrement beaucoup trop sombre.

J’ai personnellement été surprise que ce livre soit édité par les éditions Mosaïc, filière des éditions Harlequin. Que l’on se rassure, pas une once de guimauve sinon au bout de la pique d’Ollie qui ne l’aime que brûlée. Un regret cependant : la couverture du livre est mince et gondole très vite sous les doigts fiévreux des lecteurs. Un si beau roman aurait mérité à mon avis un meilleur traitement.

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Le Canal, plongée dans des vies minuscules

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le canalCe court texte que l’on hésite à qualifier de roman, navigue entre les Exercices de style de Raymond Queneau pour la virtuosité du langage et Les vies minuscules de Pierre Michon, le tout avec une inscription parfaite dans un paysage urbain et une empathie totale pour les personnages.

Le lieu du drame – mot issu du latin drama signifiant une histoire – est bucolique : le canal de la Thièle traverse la petite ville vaudoise d’Yverdon en Suisse romande.

Le canal se meut, à la ralentie, droit et docile, de la plaine à la ville et de la ville au lac. Deux talus d’herbe fauchée lui servent de flancs, surmontés de la promenade goudronnée, plantée de bouleaux.

Un fait divers va troubler la tranquillité du lieu : une petite fille de cinq ans échappe à la surveillance de sa mère et tombe dans l’eau. Plusieurs personnes présentes sur les lieux donnent leur propre version de ce qu’elles ont vu ou fait pour éviter la noyade de l’enfant.

Une histoire minuscule ? Oui, minuscule comme Les Vies minuscules de Pierre Michon et l’analogie me semble profonde. Le drame sera le centre autour duquel gravitent des personnes inconnues, mais nous nous trouvons dans le canton de Vaud et les vies en question relèvent d’une tout autre sociologie que la campagne française de Pierre Michon.

Almina la mère d’Ella vient de Bosnie : guerre, horreurs, fuite et au bout la Suisse mais pas la paix, abus en tous genres et dérive identitaire.

Le pêcheur a prêté un instant le moulinet de sa canne à pêche à la petite Ella. Le retraité de la poste a sauté à l’eau et sorti la petite.

Steve, l’ado fils d’une mère célibataire en quête de repères, tenté par l’extrême-droite pour des actions coups de poings, a vu la petite.

La gamine, oui, je l’ai remarquée, parce qu’en plus de l’autre étrangère au bébé qui chantait dans sa langue, j’ai été dérangé par une mère en train d’arriver qui appelait sa gosse ou disait un truc. Je sais tout de suite d’où ça vient, parce qu’en plus du physique ils ont l’accent.

L’étrangère au bébé, c’est Berivan, baby sitter d’origine kurde, fuite dramatique avec sa tante alors qu’elle était petite, mais passeport suisse et traumatisme indélébile.

Une jeune femme passe sur l’autre rive avec un violon. L’autre rive, un rêve, une échappée sur une vie possible, avec de la musique et de la beauté. Elle s’appelle Marcella et ne donnera pas vraiment son point de vue, elle est à côté de l’histoire, comme une ouverture pour Steve dans sa vie fermée.

La dernière personne est la vieille dame ; elle a vu le drame de loin, sur son balcon, alors qu’elle préparait sa mort, c’est elle qui a donné l’alerte au pêcheur.

Des vies minuscules à Yverdon, petite ville paisible du canton de Vaud. Des vies douloureuses, chahutées, où la solitude raisonne en basse continue.

Quant à l’écriture, chapeau madame Gilliard, du Raymond Queneau féminin, moins de jeu, plus de profondeur et une empathie profonde. On ne peut que s’incliner devant l’adéquation absolue entre les personnages et leur manière de s’exprimer, les idiomes vaudois et les tournures si particulières du canton : on les entend parler, accent traînant, chantant. Et la rocaille, les tournures « incorrectes » de qui a appris la langue sur le tas, chahuté entre école et langue maternelle, bonnes volontés et noyau dur de l’identité.

La fin de l’histoire, je ne vous la dévoilerai pas. Lisez ce livre choral, d’une profondeur et d’une sensibilité stupéfiantes.

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