Archives de l’auteur : Nicole Giroud

Karoo, mythologie grecque à Hollywood

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KarooCe pavé de six cents pages dont la couverture ressemble à du carton d’emballage, avec cet homme sans tête qui se bat contre son double, dessin maladroit et rigide n’attire vraiment pas l’oeil. Mais le livre qu’il contient, je ne suis pas prête de l’oublier.

Saul Karoo, le héros ou plutôt l’antihéros du livre, réécrit des scénarios, transforme les œuvres des autres, les digère et les restitue sous forme de futurs succès pour l’industrie cinématographique hollywoodienne.

L’auteur, Steve Tesich, s’est nettement inspiré de sa propre expérience de scénariste car il a adapté le Monde selon Garp et écrit les scénarios de Georgia d’Arthur Penn et de La Bande des quatre de Peter Yates. Autant dire qu’il connaît la musique, mais l’air qu’il nous joue dans ce roman est particulièrement grinçant : cynisme, manipulation, mensonge, humour noir et surtout vide intégral.

Karoo, la cinquantaine bedonnante, se trouve affligé d’une étrange maladie : il n’arrive plus à s’enivrer, ce qui gêne considérablement sa réputation d’alcoolique invétéré et le conduit à simuler l’ivresse qu’il n’arrive plus à ressentir. Il n’est pas inutile de rappeler que le Karoo est une sorte de désert d’Afrique du Sud et que c’est un mot qui veut dire… le pays de la soif!

Simuler, mentir, c’est ce que ce riche script doctor sait le mieux faire. Toujours en représentation, il se montre incapable d’éprouver des sentiments s’il n’a pas un public. Son fils adoptif Billy et sa femme Dianah dont il n’arrive pas à divorcer n’échappent pas à la règle. Karoo ne supporte pas l’intimité.

La première partie du roman est un véritable chef d’oeuvre de déréliction et d’humour : lors d’une soirée new-yorkaise branchée Karoo essaie d’échapper par tous les moyens à son fils qui aimerait dormir chez lui.

J’avais mes propres habitudes, et l’une d’elles consistait à me montrer excessivement sentimental avec Billy juste avant de lui faire du mal. La fête touchait à sa fin ; je devais le laisser tomber, m’en débarrasser d’une manière ou d’une autre. La question n’était pas si j’allais le faire, mais comment.

Karoo est une crapule menteuse, cynique mais terriblement sympathique, et sa façon d’être fait penser à cet autre grand roman américain, La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole. Même vacuité, même innocence sans aucun frémissement de conscience devant les vilenies.

On rit. C’est peu flatteur mais on est piégé par les dialogues nerveux, éblouissants, les mouvements rapides qui ne nous font jamais oublier que nous nous trouvons dans le monde du cinéma car on voit les scènes se dérouler comme si nous nous trouvions dans une salle obscure, on déguste les rencontres entre les personnages toujours en représentation.

Les « dîners de divorce » entre Karoo et sa femme sont à cet égard des petits bijoux :

Dianah finit par arriver. (…) Au dos de sa robe bleue, il y a aussi des petits pachydermes condamnés. Sa chevelure blond platine étincelante brille au-dessus d’eux comme le soleil impitoyable sur les plaines dénudées et frappées par la sécheresse du Serengeti. (…) Tous les deux, nous sommes de bons soldats, des professionnels de la scène. Jouer devant un maigre public ne va pas nous décourager. Au contraire, c’est presque un défi à relever. La prestation vocale de Dianah s’améliore. Se fait plus nette. Son choix de postures gagne en précision. La brillance de sa chevelure platine augmente en watts. Ce n’est plus le Buisson ardent. C’est un feu de forêt. Elle est une diva. Une diva dans une robe fatale. Je m’efforce de tenir ma part de ce mariage que nous jouons tous les deux.  (…)

Le mauvais génie de Karoo s’appelle Cromwell, un des plus puissants producteurs de Hollywood. Il lui a déjà donné des scénarios à réécrire, dont celui d’un jeune homme qui s’est suicidé après avoir vu ce que l’on avait fait de son œuvre. Cromwell apporte cette fois la dernière œuvre du Vieil Homme, le grand Arthur Houseman, un des cinéastes les plus respectés de la profession. En visionnant le film Karoo se rend compte que celui-ci est un pur chef-d’œuvre. Il découvre aussi, dans un petit rôle, la mère biologique de son fils Billy. Le destin se met en marche. A force de réécrire les histoires des autres Karoo se prend pour Dieu : il veut réécrire l’histoire de Leila, jeune femme fragile, pathétique, à qui on a tout pris depuis qu’elle a quatorze ans. Le roman bascule à ce moment-là. Karoo s’arrange pour faire connaissance de la jeune femme, tombe amoureux d’elle, rêve de reconstituer une famille idéale avec son fils Billy.

Il commet le sacrilège : il mutile le film du vieil homme pour rétablir toutes les scènes avec Leila qui avaient été coupées.

Ce n’était pas seulement que j’avais pris un chef-d’oeuvre et que, pour des motifs personnels, j’en avais fait une banalité. J’avais pris quelque chose et je l’avais transformé en néant. La seule description juste de ce que j’avais fait était que j’avais créé du néant, mais un néant au pouvoir de séduction si puissant et si large qu’il pouvait passer pour n’importe quoi.

La suite du roman devient aussi inéluctable qu’une tragédie antique. Nous nous trouvons désormais à la fois dans l’univers du cinéma et dans celui de la mythologie grecque. L’auteur parle à plusieurs reprises d’hubris, cette faute absolue dans la Grèce antique : l’homme qui commet l’hubris est coupable de vouloir forcer le destin et sa punition sera terrible. Il finira dépossédé de tout ce qui était important pour lui. Karoo, dépassé par sa profession mortifère, a pêché par orgueil. Il a voulu rendre à Leila une part de sa vie mais Hollywood prendra à la jeune femme jusqu’à sa mort.

Dans la dernière partie c’en est fini du « je » obsédant, on s’éloigne de Karoo, on le regarde de haut, l’auteur passe du « je » au « il » dans un éloignement de perspective mais le spectacle est toujours présent, même dans les moments où Karoo gagne en épaisseur. Par exemple lors de ce moment bouleversant où il rend visite à sa mère :

Lorsqu’il voit sa mère revenir vers lui, de loin, avec la lumière du jour venant de la fenêtre de sa chambre qui l’éclaire de dos, elle paraît ne plus avoir une seule ride. Elle paraît être une adolescente anorexique à la coiffure étrange. Puis, comme elle avance vers lui, le temps, jouant en accéléré, la transforme en vieille pomme ridée. Tiens, en voilà une histoire, se dit Saul en détournant le regard.

La fin du livre prend à la gorge par la puissance de sa poésie : Karoo reprend son scénario personnel toujours différé, avec un Ulysse vieillissant qui essaie d’annuler dans l’esprit de Pénélope et de Télémaque la grande absence qu’est l’Odyssée, comme si la famille n’avait jamais été séparée ;  mais l’oubli souhaité se transforme en mort des êtres aimés et il ne reste que le néant.

On finit secoué par ce très grand livre sur l’industrie du spectacle et les faux-semblants qui finissent par avoir raison de toute authenticité, sur cette société dont nous sommes tous acteurs à travers les médias sociaux, sur ce vide qui absorbe nos vie.

Un mot sur l’auteur, Steve Tesich, immigré de Yougoslavie, cas d’école de réussite du rêve américain : université Columbia, cascade de récompenses pour son travail de scénariste, écriture de pièces de théâtre. Mais aussi Steve Tesich homme déçu par cette même Amérique comme si le mirage atteint il n’avait étreint que le vide. Il a publié un roman, Price, puis écrit Karoo. Steve Tesich est mort en 1996 d’une crise cardiaque à peine son livre terminé. Karoo a été publié deux ans plus tard. Merci à cette maison d’édition au nom mystérieux, Monsieur Toussaint Louverture, de nous offrir la superbe traduction de ce chef-d’œuvre.

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L’échange de princesses sur l’échiquier européen

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l'échange des princessesEn 1721 le Régent Philippe d’Orléans imagine une double alliance entre la France et l’Espagne pour supprimer tout risque de guerre entre les deux grands états catholiques : deux mariages princiers au plus haut niveau de l’état. Le roi de France épouserait l’infante d’Espagne et le futur roi d’Espagne, le prince des Asturies, Mademoiselle de Montpensier la fille du Régent.

Un échange de princesses.

« Si le prince des Asturies a quatorze ans, la fille du Régent n’en a que douze. Louis XV, né le 15 février 1710, va vers ses douze ans. Quant à Anna Maria Victoria, infante d’Espagne, elle est née le 31 mars 1718. La future épouse de Louis XV et reine de France n’a pas encore quatre ans ! »

Le roi d’Espagne, Philippe V et sa deuxième épouse Elizabeth Farnèse trouvent cette idée magnifique. Les deux princesses partent donc, chacune de leur côté, en plein hiver sur les routes de France et d’Espagne, livrées aux cahots de la route, aux embourbements du carrosse, à l’insécurité et aux épidémies. Dur voyage de part et d’autre.

L’échange a lieu sur l’île aux Faisans, le 9 janvier 1722. Désormais chacune doit oublier sa propre langue et adopter celle qu’elle gardera jusqu’à sa mort.

Théoriquement.

Car rien ne se passe comme prévu.

La petite Anna Maria Victoria est une petite fille qui attire tout le monde tellement elle est vivante, charmante et jolie. En même temps son extrême maturité et sa gentillesse emportent tous les cœurs, sauf celui de son époux, le très jeune Louis XV.

Louise Elizabeth l’adolescente ombrageuse et fantasque découvre les coutumes espagnoles ; pour sa première sortie on lui offre un autodafé :

« Et les derniers, qui sont-ils ? demande-t-elle en pointant du doigt les condamnés qui ferment la marche, et s’avancent pieds nus, bâillonnés, un cierge à la main.

­— Ceux-là sont les irrécupérables, ceux qui résistent dans leur aveuglement, persévèrent dans le mal, les obstinés, les récidivistes, les hérétiques, les maudits. Ils sont les non reconciliados, les non-réconciliés.

­— Et qu’est-ce qu’on va leur faire ?

— Les brûler vifs, Sa Seigneurie. »

Et, accompagnant son geste d’un mince sourire, l’interlocuteur désigne la rangée de bûchers, les branches de bois accumulées. Il s’attend à ce qu’elle admire. Elle a seulement hoché la tête. Le prince, son époux, précise ­ est-ce une attention spéciale pour elle, pour sa féminité ? ­ que dans cet autodafé il y a onze femmes, onze hérétiques condamnées.

Choc culturel et peut-être premier vacillement de la santé psychique de la future reine d’Espagne.

De son côté la petite Anna Maria Victoria subit d’autres sortes de cruautés, plus raffinées sans doute, à la cour de France.

La suite, les grains de sable qui détruiront cette belle permutation, vous la découvrirez dans la suite de ce livre cruel et instructif.

Ce roman ponctué d’extraits de lettres des princesses et de nombreux documents d’époque nous montre la vie des princesses au plus près de la réalité sans jamais prendre la place de celles-ci, avec une précision d’entomologiste décrivant la minuscule créature dans sa cage de verre. Parfois une sensation d’étouffement submerge le lecteur, une lenteur le saisit, j’allais écrire une langueur. Quelle subtilité d’avoir su rendre d’une écriture tantôt nerveuse, tantôt obsessionnelle, la folie de l’Etiquette qui règne à la cour de Versailles et la chape de plomb de la religion qui étouffe Louise Elizabeth.

Quelle cruauté aussi, et quelle réussite éblouissante !

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Le prix des femmes esclaves dans l’état islamique et en Sicile

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Courrier International de la semaine du 13 au 19 novembre nous donne deux informations qui se télescopent concernant l’esclavage des femmes et qui nous forcent à réagir.

La première concerne le dernier document administratif  de Daech : « Le prix de vente des butins ». Pour faire face à la chute des prix des esclaves et donc à celle des taxes perçues, l’Etat islamique a institué un prix fixe selon l’âge des femmes yézigies et chrétiennes. Plus de loi de l’offre et de la demande, cette fragilisation du marché ; la marchandise est pléthorique mais Daech est là pour rétablir l’ordre ; la peine de mort pour les contrevenants devrait suffire à lutter contre l’effondrement du marché.

Les prix des esclaves ? La fourchette se situe entre 33 euros pour les femmes de quarante à cinquante ans jusqu’à 68 euros pour celles qui ont entre vingt et trente ans. Attention, les prix explosent pour les enfants entre un et neuf ans : 200 euros.

Le nombre des esclaves est limité à trois pour les administrés, mais il est illimité pour les autres pays musulmans.

Honte et dégoût, les médias et les liens sociaux arabes se déchaînent contre un tel document.

Du côté européen qu’en est-il au sujet du sort des Roumaines réduites en esclavage en Sicile ? Quel média a relaté le calvaire de ces femmes, chez nous, en Europe, avant l’article de Courrier International relayant celui du Corriere della Sera ?

Commençons par le prix, puisque l’argent est le moteur, dans un cas comme dans l’autre. Les esclaves de Raguse coûtent entre 15 à 20 euros par jour. C’est plus cher que les femmes chrétiennes ou yézigies, je vous l’accorde. Mais pour ce tarif (vous n’êtes d’ailleurs pas obligé de payer, distribuer irrégulièrement le salaire vous donne encore plus de pouvoir), vous avez une femme dans la force de l’âge habituée aux durs travaux agricoles, vous la logez dans des endroits où vous ne mettriez même pas votre chien, vous la violez quand vous voulez et vous l’offrez à vos amis lors des soirées entre hommes.

Nous sommes en Europe, dans l’arrière-pays de Raguse, dans un coin de serres et de petites fermes, en Sicile. On a viré les Tunisiens qui osaient exiger un salaire décent et se serraient les coudes. Les Roumaines les ont remplacés, dociles, isolées, silencieuses ; elles doivent faire vivre la famille au pays, elles viennent avec leurs enfants, convaincues que ceux-ci iront à l’école. Magnifique élément de chantage supplémentaire.

Des esclaves terrifiées qui avaient cru fuir la misère et n’osent se plaindre. Des femmes méprisées par les autres femmes du coin qui excusent leurs époux. Ceux-ci bombent le torse, quels séducteurs, de vrais hommes ! Sans doute ces femmes qui courbent l’échine devant eux leur donnent-elles un sentiment de puissance que leur vie à la limite de la gêne ne leur avait jamais procuré. Leurs épouses profitent de l’aubaine : bonne humeur du mari, moins de coups pour elles et leurs enfants. Les autres, les Roumaines, quelle importance ? Les demandes d’avortement explosent, l’hôpital de Modica n’arrive pas à suivre ? Quelle importance ?

Quelques députés alertés par le prêtre et les organisations humanitaires interpellent le gouvernement. L’hypocrisie parlementaire se met en marche : délégation en visite dans la région, bla-bla politique : « Nous allons mettre en place les premiers protocoles d’intervention (…) Les réponses ne peuvent pas être uniquement répressives (…) assurer une assistance sanitaire et du bénévolat »

Bla-bla politique.

Aucune sanction judiciaire, le viol en réunion et la contrainte sexuelle ne doivent pas être des délits en Sicile, Italie, Europe. Les femmes roumaines continueront de travailler dans la chaleur ou le froid, elles continueront à quémander l’eau potable, l’école pour leurs enfants et le misérable salaire que leur doit le patron tout puissant.

Nous nous indignons des placards de Daech avec le prix de ses esclaves ? Nous frémissons de peur devant ces barbares musulmans ? Nous avons l’indignation sélective, regardons de plus près ce qui se passe chez nous, dans un pays de grande tradition catholique.

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Entre humour et cruauté: Portrait de l’écrivain en animal domestique

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portraitL’écrivain, jeune femme qui approche la quarantaine et dont nous ne saurons jamais le nom, a mis sa plume au service de l’empereur du burger, Jim Tobold, pour écrire son Évangile, quelque chose entre l’hagiographie sacrilège et la promotion d’un capitalisme écrasant.

L’écrivain ne se présente pas vraiment à son avantage : velléitaire, lâche, révoltée en pensées mais jamais en actes. Une belle plume cultivée qui se met au service d’une machine à broyer dans le but de la glorifier. Le luxe et l’argent, la grossièreté des puissants, notre intellectuelle avale beaucoup de couleuvres : spectatrice d’un monde qu’elle abomine mais qui très vite la fascine et la contamine, elle n’a plus beaucoup d’illusions sur son statut de pur esprit voué à la littérature.

Lydie Salvayre nous présente un beau portrait de self made man brut de décoffrage, ogre cynique et vulgaire, colosse aux pieds d’argile jamais consolé de ses souffrances et humiliations d’enfant pauvre. L’écrivain(e) n’est pas mal non plus, en créature coincée entre un individu trop fort pour elle, avec ses louvoiements et ses ruses, ses révoltes avortées et ses nombreux accommodements avec la morale.

Le début du roman est tout simplement éblouissant.

« J’avais le cou meurtri à cause de la laisse, et l’esprit fatigué de l’entendre me dire C’est noté ? Vingt fois par jour C’est noté ? Sur le ton qu’il réservait au personnel de service C’est noté ? Car je devais me rendre à l’évidence, j’étais à son service. Tenue de lui obéir, de l’admirer, de pousser des Oh, des Ah et des C’est merveilleux. Et j’avais beau me prétendre écrivain, j’avais beau me flatter de consacrer ma vie à la littérature, j’avais beau me convaincre du caractère romanesque de la besogne que j’avais acceptée, inconsidérément, il n’en demeurait pas moins que j’étais à la botte d’un patron promu par la revue Challenge leader le plus influent de la planète, lequel m’avait chargée d’écrire son évangile (c’était le mot dont il avait usé mi-amusé mi-sérieux), d’écrire son évangile contre rétribution, et la somme qu’il m’avait offerte était telle que je n’avais pas eu le cœur de la refuser ».

Tobold est marié avec Cindy mais parle surtout à son chien Dow Jones. Il règne sur la planète comme un char de combat, s’exerçant de temps à autre au machiavélisme :

« Je n’en ferai qu’une bouchée, se réjouit-il en se frottant les mains. Mais je ne sus s’il parlait de Cindy (son épouse), de Ronald (son rival), des États-Unis (son pays d’adoption), ou tout bonnement de la planète entière. Et lorsqu’on lui annonça l’arrivée du nonce apostolique, je le vis se concentrer quelques secondes, changer complètement d’expression pour se composer le visage qu’il appelait sa gueule d’entubeur, puis d’une voix soudain pleine de miel, Ayez la bonté de vous asseoir, dit-il au nonce avec une sorte de gourmandise, car il aimait s’exercer, par pur plaisir, aux manières courtoises qu’il avait révisées récemment (selon les confidences de sa secrétaire) lors d’un cours particulier d‘excess-conviviality ».

Cela retombe un peu au milieu du roman, difficile de faire très fort sur une si longue distance: les atermoiements de notre biographe s’éternisent, la sauce s’allonge, la fin cahote, bancale, entre prudences excessives et reprises artificielles mais qu’importe, je n’ai pas boudé mon plaisir avec ce roman drôlatique et cruel bien dans notre époque. Quant aux questions morales que l’auteur pose concernant la puissance de corruption de l’argent et ses accommodements avec le Charity business, le contrôle des masses laborieuses et leur exploitation, si elles ne font rire personne, elles sont magnifiquement montrées.

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L’enfant des marges ou l’impossible organisation du monde

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L'enfant des margesDans une autre vie Ioan était un célèbre photographe présent sur tous les fronts de guerre ou de catastrophes naturelles de la planète. Sur ses clichés, aucune présence humaine, aucune mise en scène de la détresse des humains. Seulement la brutalité de la destruction.

Et puis Ioan est devenu à son tour un territoire dévasté après la mort de son fils disparu en mer. Sa belle-fille Gina a coupé les ponts et Ioan n’a plus jamais revu son petit-fils Valentin. Ioan s’est réfugié dans les Cévennes, il remonte de manière obsessionnelle des murettes de pierre. « Il a depuis longtemps sectionné au plus profond de sa conscience les racines qui le relient aux siens.

Ni ascendant ni descendant. Etre une entité close sur soi-même, le seul moyen qu’il ait trouvé pour ne pas sombrer. D’autres choisissent la folie. »

Mais voilà que le téléphone sonne : Gina lui demande de retrouver Valentin, dix-sept ans, qui fugue à Barcelone.

Le fragile édifice de la tranquillité s’écroule. Ioan part en quête de ce petit-fils qu’il n’a pas vu depuis douze ans dans les squatts de Barcelone. Bien vite la quête de cet enfant se transforme en recherche plus complexe : Ioan recherche autant l’adolescent que la vérité sur son propre père ; dans la Barcelone contemporaine on n’en finit pas de liquider le passé de la guerre civile tout en vivant intensément.

C’est une plongée dans l’Histoire, celle de la guerre civile avec l’aspect mal connu des massacres des anarchistes par les communistes qui ont combattu à leur côté, mais aussi une histoire d’hommes à laquelle nous convie Frank Pavloff, filiation difficile, reconnaissance, pardon. En même temps nombre de femmes aident la recherche et le passage dans ce livre dont l’héroïne semble la ville même, avec ses voleurs et ses révoltés, ses personnalités obsédantes et la Sacrada Familia la figure tutélaire.

« La basilique se rappelle à nous. Elle gémit, siffle, hurle de tous ses poumons, claironne. On vante l’architecture primitive et avant-gardiste de Gaudi mais quand tu vis ici tu comprends que cette église a été élevée avant tout pour faire chanter le vent. Les tours ont chacune leur tonalité les courbes et les bosses des façades vibrent au diapason, la pierre et le ciment accordent leurs timbres, le bronze des portes monumentales sonne les graves, la céramique affûte les aigus ».

Rien de touristique dans cette balade, mais du vivant, du douloureux, de l’idéaliste aussi. La jeunesse est en marche et désire un autre monde, Ioan approuve sa révolte, avance dans sa découverte de ce bouillonnement perpétuel, et en même temps il avance vers une forme d’apaisement : « On n’hérite pas de la faute de ses parents, pas plus qu’on ne détermine l’avenir de ses enfants ».

Il y a de telles richesses dans ce beau livre poétique et douloureux ! Ne passez pas à côté de cette interrogation très fine sur le passé et ses implications dans notre vie.

« Si le passé ne revient pas il ne se gomme pas non plus, c’est dans cet espace incertain que les hommes s’évertuent à ajuster leur vie ». »

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