Celles de la rivière, roman à deux voix et cadavre flottant

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Celles de la rivièreContrairement à mes principes j’ai accepté de chroniquer un livre pour Babelio et le moins que l’on puisse dire c’est que je ne l’ai pas regretté : j’ai dévoré Celles de la rivière en une très longue soirée. Ce n’est qu’après lecture que je me suis inquiétée de savoir ce qu’étaient ces éditions Mosaïc dont j’ignorais l’existence. Heureusement, car mes préjugés m’auraient peut-être fait abandonner la lecture…

Celles de la rivière est paraît-il le premier roman de l’auteure américaine Valerie Geary. Si c’est vraiment le cas, je suis suffoquée d’admiration par sa maîtrise parfaite de la tension dramatique et ce dès la toute première phrase. Jugez plutôt :

La femme flottait entre deux eaux quand nous l’avons découverte dans les remous, là où le lit de la rivière Crooked s’incurve en direction du nord, à un jet de pierre du meilleur endroit pour nager dans le coin.

Sam et Ollie viennent de trouver un cadavre. Un roman policier de plus ? Pas si simple… La réaction distanciée des deux sœurs, leur absence d’horreur face au cadavre saisissent le lecteur :

Je voulais essayer de toucher la morte. Est-ce qu’elle serait comme ma mère : froide, caoutchouteuse, un vrai ballon dégonflé ?

Vous n’en êtes qu’à la page deux et vous êtes désormais happé par cette histoire pratiquement impossible à lâcher avant le dénouement. Quatre cents pages de suspense, de tension, sans bavardages inutiles malgré l’abondance de dialogues entre Samantha et sa sœur Olivia. Des échanges étranges car la petite Ollie ne parle plus depuis la mort de sa mère quelques semaines plus tôt :

Il y a beaucoup d’ombre dans la voiture. Ainsi, je vois celle de la rivière, assise à l’arrière, juste derrière ma sœur. Ses dents sont comme des crocs. Ses yeux, des pierres noires et froides qu’elle pose sur moi. Elle ondule et elle crache. Elle veut que je lui prête ma voix. Elle veut que je dise Ce n’est pas juste. Ce n’est pas lui. Mais je ne peux pas. Je ne le ferai pas.

Si je le fais pour elle, alors il faudra que je le fasse pour tous les autres, et mes mots ­ les miens, ceux qui sont à moi, rien qu’à moi et à personne d’autre ­ n’auront plus du tout d’importance, ils seront jetés, enterrés profondément et piétinés par tous les autres.

Alors je me tais.

Ollie se tait pour conserver sa propre voix et ne pas être submergée par les présences qui l’envahissent. Elle communique pourtant avec sa sœur en soulignant des phrases d’Alice au pays des merveilles. Ollie a traversé le miroir. Quant aux phrases Ce n’est pas juste. Ce n’est pas lui de la jeune morte assassinée, elles concernent Ours, le père d’Ollie et de Sam.

Il ne s’appelle pas Ours, bien sûr, mais c’est la façon dont tout le monde le surnomme, cet homme qui habite dans un tipi proche de la rivière Crooked, cet ermite qui vit de son potager et du miel de ses abeilles depuis huit ans. Étrange famille en vérité : la mère vivait seule avec ses filles, l’aînée rejoignant son père durant l’été pour vivre en pleine nature. Mais la mère est morte quelques semaines plus tôt et les deux filles vivent avec leur père dans cette nature amoureusement décrite dans le roman. Les abords de la rivière sont un personnage du livre, tout comme les abeilles.

Sam a voulu protéger son père en cachant ce qu’elle a vu et l’a désigné sans le vouloir comme coupable idéal. Les deux filles cherchent alors la vérité dans la petite ville qui a condamné leur père d’avance.

Le roman est construit en alternance, un chapitre pour Ollie, un chapitre pour Sam. Deux façons d’appréhender les événements, deux façons de surmonter le deuil de leur mère et les accusations d’assassinat portées contre leur père.

Ollie a dix ans, elle est accompagnée par le fantôme bienveillant de sa mère et de nombreux autres beaucoup plus inquiétants ; elle doit accepter de laisser partir sa mère, elle doit accepter de grandir et de revenir de l’autre côté du miroir mais c’est difficile.

Sam a quinze ans et découvre ses premiers émois sensuels, elle doit s’occuper de sa sœur, la protéger. Les deux filles découvrent des éléments dramatiques concernant le passé de leur père, elles doivent apprendre que la vie n’est pas toujours limpide.

Magnifique roman, vraiment, d’une richesse inattendue : l’intrigue policière est parfaite, pleine de rebondissements, avec une fin terrifiante et ambiguë que vous découvrirez avec plaisir ; les rites de passage à l’âge adulte vous surprendront par leur finesse, tout comme la progression de l’acceptation du deuil de la mère ; quant à la rivière Crooked, elle apporte poésie et lyrisme, éléments bienvenus dans ce roman qui serait autrement beaucoup trop sombre.

J’ai personnellement été surprise que ce livre soit édité par les éditions Mosaïc, filière des éditions Harlequin. Que l’on se rassure, pas une once de guimauve sinon au bout de la pique d’Ollie qui ne l’aime que brûlée. Un regret cependant : la couverture du livre est mince et gondole très vite sous les doigts fiévreux des lecteurs. Un si beau roman aurait mérité à mon avis un meilleur traitement.

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Le Canal, plongée dans des vies minuscules

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le canalCe court texte que l’on hésite à qualifier de roman, navigue entre les Exercices de style de Raymond Queneau pour la virtuosité du langage et Les vies minuscules de Pierre Michon, le tout avec une inscription parfaite dans un paysage urbain et une empathie totale pour les personnages.

Le lieu du drame – mot issu du latin drama signifiant une histoire – est bucolique : le canal de la Thièle traverse la petite ville vaudoise d’Yverdon en Suisse romande.

Le canal se meut, à la ralentie, droit et docile, de la plaine à la ville et de la ville au lac. Deux talus d’herbe fauchée lui servent de flancs, surmontés de la promenade goudronnée, plantée de bouleaux.

Un fait divers va troubler la tranquillité du lieu : une petite fille de cinq ans échappe à la surveillance de sa mère et tombe dans l’eau. Plusieurs personnes présentes sur les lieux donnent leur propre version de ce qu’elles ont vu ou fait pour éviter la noyade de l’enfant.

Une histoire minuscule ? Oui, minuscule comme Les Vies minuscules de Pierre Michon et l’analogie me semble profonde. Le drame sera le centre autour duquel gravitent des personnes inconnues, mais nous nous trouvons dans le canton de Vaud et les vies en question relèvent d’une tout autre sociologie que la campagne française de Pierre Michon.

Almina la mère d’Ella vient de Bosnie : guerre, horreurs, fuite et au bout la Suisse mais pas la paix, abus en tous genres et dérive identitaire.

Le pêcheur a prêté un instant le moulinet de sa canne à pêche à la petite Ella. Le retraité de la poste a sauté à l’eau et sorti la petite.

Steve, l’ado fils d’une mère célibataire en quête de repères, tenté par l’extrême-droite pour des actions coups de poings, a vu la petite.

La gamine, oui, je l’ai remarquée, parce qu’en plus de l’autre étrangère au bébé qui chantait dans sa langue, j’ai été dérangé par une mère en train d’arriver qui appelait sa gosse ou disait un truc. Je sais tout de suite d’où ça vient, parce qu’en plus du physique ils ont l’accent.

L’étrangère au bébé, c’est Berivan, baby sitter d’origine kurde, fuite dramatique avec sa tante alors qu’elle était petite, mais passeport suisse et traumatisme indélébile.

Une jeune femme passe sur l’autre rive avec un violon. L’autre rive, un rêve, une échappée sur une vie possible, avec de la musique et de la beauté. Elle s’appelle Marcella et ne donnera pas vraiment son point de vue, elle est à côté de l’histoire, comme une ouverture pour Steve dans sa vie fermée.

La dernière personne est la vieille dame ; elle a vu le drame de loin, sur son balcon, alors qu’elle préparait sa mort, c’est elle qui a donné l’alerte au pêcheur.

Des vies minuscules à Yverdon, petite ville paisible du canton de Vaud. Des vies douloureuses, chahutées, où la solitude raisonne en basse continue.

Quant à l’écriture, chapeau madame Gilliard, du Raymond Queneau féminin, moins de jeu, plus de profondeur et une empathie profonde. On ne peut que s’incliner devant l’adéquation absolue entre les personnages et leur manière de s’exprimer, les idiomes vaudois et les tournures si particulières du canton : on les entend parler, accent traînant, chantant. Et la rocaille, les tournures « incorrectes » de qui a appris la langue sur le tas, chahuté entre école et langue maternelle, bonnes volontés et noyau dur de l’identité.

La fin de l’histoire, je ne vous la dévoilerai pas. Lisez ce livre choral, d’une profondeur et d’une sensibilité stupéfiantes.

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Le miel, voyage initiatique entre violence et sagesse

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le miel

Il est des pays où les autobus ont la vie plus longue que les frontières.

Magnifique incipit de ce court récit initiatique inscrit dans la violence et les déchirements de l’éclatement de la Yougoslavie!

« Chacun de nos gestes compte », explique Vera l’herboriste au narrateur qui est un de ses patients. Patient dans tous les sens du terme : consultant malade dans son corps en attente d’une aide que la médecine traditionnelle ne peut lui offrir, celui-ci écoute dans l’atmosphère enfumée que dispense Vera, les aventures de Vesko le teigneux à la recherche de son père en pleine zone de guerre.

Ce voyage hallucinatoire où les cicatrices de la guerre, les haines de ceux qui vivaient en harmonie quelques années plus tôt, les atrocités diverses et le chaos de la guerre s’opposent au calme du vieil homme, le Vieux, qui s’occupe de ses abeilles. Il refuse de partir sans s’être assuré que ses abeilles seront soignées et il embarque de lourds pots de miel dans la voiture de son fils Vesko le teigneux. Le chemin du retour sera parsemé de problèmes tous plus insurmontables les uns que les autres, mais le miel et les fioles du Vieux serviront de viatique et de passeport entre les différentes communautés. Le vieil homme n’oublie jamais que chacun est le père, le mari ou le frère de quelqu’un avant d’être de tel côté de la frontière, sagesse immémoriale : voir l’homme avant l’étranger.

Vera vient en aide au Vieux alors qu’elle le pense menacé de mort par son fils, le vieil homme lui rendra ce bienfait en miel, si important pour les soins que dispense Vera à ses patients : une chaîne de solidarité et de retours de bienfaits pour briser l’indifférence et la peur.

« Chacun de nos gestes compte », et ceux que l’on n’a pas faits pèseront aussi lourd que les autres.

J’ai beaucoup aimé ce récit initiatique dont le schéma classique de mise en abyme est dépoussiéré, secoué par le cadre historique, temporel et géographique de l’histoire principale. Les stigmates de la guerre dans l’esprit des gens sont finement décrits : la guerre ne s’arrête pas à ceux qui l’ont vécue, elle envahit l’imaginaire des générations suivantes, comme la petite fille qui a regardé les informations à la télévision. Je l’ai constaté avec la seconde guerre mondiale lorsque j’ai écrit la biographie d’un grand résistant et plus tard, quand j’ai rédigé Après la guerre, j’aurais aimé disposer de miel pour soigner les blessures des hommes.

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