Bio-mimétisme II

Shares

Les structures biologiques que l’on trouve dans la nature sont le résultat efficient de millions d’années d’adaptation. Elles correspondent parfaitement à la philosophie actuelle de la construction : moins de matériaux pour plus de résultats.

Le pavillon italien de l’exposition universelle de Milan explore la thématique de l’arbre, le bâtiment allemand dont je vais vous parler reste dans le même domaine. La ville de Schwäbisch Gmünd désirait un bâtiment construit en bois pour son hall d’exposition dédié à la forêt. Elle s’est adressée au département de recherche de l’université de Stuttgart pour la conception et la construction de celui-ci. L’université, étant partenaire d’un projet de recherche européen sur la conception et la production robotisée de constructions en bois, a tout de suite adhéré au projet.

Elle a conçu un bâtiment adapté d’une forme biologique naturelle, le squelette de l’oursin plat ; un système performant composé d’éléments individuels : des plaques de carbonate de calcium jointoyées par de microscopiques protubérances, un peu comme les jointures des doigts de la main.

Cette architecture biomimétique économe en matériaux a été choisie par l’architecte à cause de ses plaques indépendantes les unes des autres : elles pouvaient être fabriquées en bois (ressource locale renouvelable) selon un procédé robotisé. Il faut absolument regarder la vidéo de la construction qui m’a été signalée par Eric, lecteur ô combien attentif ! Cela conciliait à la fois les exigences de la ville (le bois) et celles du département de l’université (le cadre du projet de recherche Robotics in Timber Construction).

Le bâtiment ne ressemble pas à l’animal marin qui a inspiré sa structure mais à une sorte de gigantesque cacahouète de 250 m2 composée de deux dômes accolés.

Landesgartenschau_Exhibition_Hall-University_Stuttgart-4-

La conception de la coque en bois du bâtiment a utilisé les technologies de pointe actuelles. Les nouveaux outils numériques ont intégré dès le départ les caractéristiques des matériaux et leurs paramètres de fabrication. La modélisation en 3D a permis de déterminer très exactement les dimensions de chacune des 243 plaques de contreplaqué de hêtre du bâtiment. La géométrie de chacune des plaques épaisses de 5 cm a été gérée entièrement par ordinateur et la préfabrication a été entièrement robotisée.

Landesgartenschau_Exhibition_Hall-University_Stuttgart-

Le hall d’exposition est haut de 17 m, les plaques forment à la fois la structure porteuse et l’enveloppe, mais la gestion assistée par ordinateur a optimisé le volume de bois nécessaire. Seuls 12 m3 de bois issus de forêts de la région ont été utilisés pour un bâtiment de cette ampleur : qui dit mieux ? Les chutes des plaques ont été utilisées pour le revêtement de sol.

Quant aux plaques, elles répartissent les contraintes de la coque à l’aide de 7 600 assemblages de petites pièces usinées grâce à un bras robotisé. La fabrication des plaques n’a pris que 3 semaines. Après la découpe numérique des autres couches de l’enveloppe (isolation, étanchéité, habillage extérieur bois), le bâtiment a été monté sur site en 4 semaines.

Landesgartenschau_Exhibition_Hall-University_Stuttgart-2

C’est une première dans le monde, un bâtiment quasi entièrement conçu avec l’aide de l’ordinateur et des robots, et la structure sera régulièrement scannée en 3 dimensions afin d’analyser son évolution sur le long terme. Si son comportement est bon, les perspectives sont vertigineuses.

Shares

Le saloon des derniers mots doux, ballade décalée

Shares

Le Saloon des derniers mots doux est une ballade en prose dont les personnages flottent dans le temps ; leur légende et leur vie réelle correspondent rarement. En écrivant cet ouvrage, j’avais en tête le grand réalisateur John Ford : il est connu pour avoir déclaré qu’à choisir entre la légende et la réalité, mieux vaut écrire la légende. C’est donc ce que j’ai fait.

Voilà ce qu’écrit Larry McMurty avant de commencer son roman, Le saloon des derniers mots doux. Je vous avoue avoir choisi ce roman uniquement pour son titre poétique, énigmatique et incongru. Un saloon, pour moi, c’est le Far West, le lieu des pianos de bastringue et des bagarres, pas celui des mots doux. J’ai pris le livre.

saloonCela démarre comme dans un western, avec un chapeau qui tournoie dans la poussière et des cowboys. Du genre fatigué, les héros de l’Ouest, et ils donnent dès le départ un sacré coup dans la légende :

— Il est où, ton six-coups ?

— Il est peut-être derrière le bar, répondit Wyatt. Il est trop lourd pour que je le trimballe partout. Si je vois du grabuge quelque part, je peux généralement emprunter une arme à la Wells Fargo ou à quelqu’un d’autre.

— Bat Masterson affirme que t’es le meilleur tireur de l’Ouest, ajouta Doc. Il dit que tu peux atteindre un coyote à plus de quatre cents mètres.

— Bon sang, je verrais jamais un foutu coyote à cette distance, à moins qu’ils le peignent en rouge. Bat devrait me laisser le soin de vanter mes exploits s’il est pas capable de le faire de façon crédible.

Tout est dit. Ils sont tous là, les héros légendaires, Wyatt Earp et Doc Holliday, dont nous venons de saisir un moment de brillante conversation, Charlie Goodnight et Buffalo Bill. Une bande de bras cassés peu reluisants, mauvais tireurs, mauvais maris ou malades… Bien sûr qu’il y a les Indiens et une délicieuse de séquence de torture des scalpés du jour, des éleveurs bêtes, sales et méchants, une tempête de sable, un train, une bagarre, mais…

Les Indiens remercient Goodnight de leur laisser prendre la viande des bêtes tombées des falaises suite à la tempête de sable. Les enfants « n’aiment que les entrailles » et les vieilles Comanches apprécient les ris de veau ; le troupeau déchaîné est conduit par un bœuf placide, véritable animal de compagnie ; la bagarre, c’est vraiment parce qu’on ne peut pas faire autrement.

Un Ouest décalé, aux héros épuisés et devenus presque mutiques.

— Il paraît que Mackenzie est devenu fou la veille de son mariage et qu’il est mort dans un asile à New York, dit Goodnight.

— Oui, on s’est battu trop férocement contre lui, répondit Quanah. [le Comanche]

— Je parle rarement autant en une semaine, dit Goodnight avant de s’éloigner.

Seules les femmes tirent leur épingle du jeu dans cette histoire. Qu’elles fassent rêver, comme la mystérieuse San Saba, qu’elles soient courageuses comme la barmaid Jessie, ou Nelly la journaliste qui conclura cette histoire.

« Une œuvre habilement menée, drôle et subversive. une comédie postmoderne » a écrit la célèbre Joyce Carol Oates au sujet de ce roman. Je me demande si nous avons lu le même livre, car l’humour décalé, un peu triste de Larry McMurtry ne m’a pas fait rire. Il m’a fait songer à Tristesse de la terre, d’Eric Vuillard qui parle aussi de ce moment de l’histoire américaine et partage la même déréliction pour cet Ouest fondateur reconverti en spectacle pour touristes et planche à billets verts.

Qu’est-ce qui transforme certains faits en légende, et que deviennent les hommes qui ont participé, parfois involontairement, à la construire ? C’est ce dont nous parle ce livre moins léger qu’il n’y paraît, sous ses faux airs de script pour le cinéma de John Ford.

 

Shares

Bio-mimétisme, I

Shares

L’homme a toujours copié le vivant, il suffit de regarder un escalier à vis du XVe siècle et on pense aussitôt à la structure interne d’un escargot. Escalier à vis à ChambordCependant ce qui est à l’œuvre actuellement dans les technologies de pointe va révolutionner non seulement notre habitat mais notre conception de la vie. Une sorte de révolution copernicienne, je m’explique.

Cela fait des millénaires que les architectes rêvent d’éternité, depuis les pyramides en passant par les cathédrales ou les châteaux-forts, mais il existe une autre façon de penser les bâtiments ou de concevoir l’éternité. Les Japonais reconstruisent à l’identique les temples sacrés tous les trente ans et ne prévoient pas comme en Occident une maison à léguer aux générations futures.

C’est cela, la révolution en marche : les nouvelles technologies utilisées en architecture tiennent maintenant compte du cycle de vie d’un bâtiment. Il doit vivre et mourir, comme un être vivant, et se décomposer… Les architectes essaient de concevoir un bâtiment de manière à ce qu’il consomme le moins d’énergie possible et pour cela ils utilisent des matières organiques recyclables et compostables.

Les nouveaux matériaux qui vont intégrer nos habitations et autres lieux de vie sont inspirés par le bio-mimétisme. L’alliance de l’imitation de la nature avec les puissances de calcul des ordinateurs actuels ainsi que la modélisation en 3D permise par les nouvelles imprimantes, a favorisé un essor proprement extraordinaire de ces matières révolutionnaires. L’aide de la découpe laser et du bras robotisé permet de prévoir dès le départ les quantités de composants nécessaires : pourquoi percer les murs pour installer plomberie et électricité si on peut prévoir dès le départ les circuits ?

Le bâtiment étant un secteur particulièrement énergivore, il y a urgence à trouver des solutions innovantes, et un certain nombre d’instituts de recherche tels que l’Institute of Building Structures and Structural Design de l’université de Suttgart s’y emploient. Ces matériaux issus de l’observation de la nature, conçus eux-mêmes comme des êtres vivants, issus de matière organique, souvent, sont déjà parmi nous. C’est troublant, un peu dérangeant, mais inévitable si l’on considère que notre planète est elle aussi un être vivant. En danger, personne ne peut l’ignorer, et les chercheurs moins que les autres.

Je vous parlerai dans cette série d’articles sur le bio-mimétisme, de bâtiments existants (et non des moindres !) utilisant ces nouveaux matériaux. Je commencerai par le pavillon italien de l’Exposition universelle de Milan, en 2015, le Palazzo Italia.Palazzo-Italia-Milan-

Ce bâtiment d’une blancheur flamboyante sous le soleil a été construit en béton biodynamique et photocatalytique, 900 panneaux, exactement. Le Palazzo Italia conservera sa blancheur d’origine parce que, grâce à l’action combinée des ultra violets et du catalyseur que contient ce nouveau béton, la pollution se transformera en matériaux inertes sous l’effet de la lumière. Plus besoin de nettoyer les façades à intervalles réguliers, le magnifique graphisme conservera son blanc éblouissant d’origine. Cette imitation / adaptation de la façon dont les arbres gèrent la photosynthèse a été poussée très loin.

Ce n’est pas la seule qualité de ce nouveau béton qui est composé pour 80% de matériaux recyclés, en particulier des déchets de marbre blanc des carrières de Carrare responsables de sa brillance. Ce béton est plus résistant, plus souple d’utilisation qu’un béton traditionnel, et permet les combinaisons audacieuses qui ont abouti à ce symbole de la modernité.

Un bâtiment qui purifie l’air, comme un arbre gigantesque dans la jungle urbaine : l’arbre protecteur conçu par Nemesi & Partners nous renvoie à un archétype humain, la nature protectrice.

Shares

Une histoire d’amour et de ténèbres, roman fondateur d’Israël

Shares

Amos OzComment décrire Une histoire d’amour et de ténèbres, ce livre magnifique, dense, tragique, drôle, bouleversant et cruel ? Ce roman d’Amos Oz qui nous restitue les débuts d’Israël et le désenchantement des émigrés d’Europe de l’Est ? Ce pavé de quasi 900 pages qui tient des Buddenbrook pour l’ampleur et la complexité de la narration, des Marx Brothers pour certaines scènes familiales burlesques et de la tragédie antique, avec une sorte de Médée à l’envers ?

Ne soyez pas effrayés par la profusion du roman, quitte à sauter quelques détails dans les personnages ou les livres cités quand vous vous trouvez au bord de l’asphyxie (je sais, je viens de proférer une horreur). Ce magnifique texte va vous bouleverser durablement, je vous le garantis.

L’auteur commence par nous décrire son enfance et nous plonge d’emblée dans l’étroit, le sombre, l’humide :

Je suis né et j’ai grandi dans un rez-de-chaussée exigu, bas de plafond, d’environ trente mètres carrés : mes parents dormaient sur un canapé qui, une fois ouvert pour la nuit, occupait presque entièrement l’espace, d’un mur à l’autre de la chambre. (…) En vis-à-vis se trouvait ma chambre, un réduit glauque à moitié envahi par une armoire ventrue.

Dès les premiers mots de cet épais roman, le décor est posé. Le quartier populaire de Jérusalem, la pauvreté, la promiscuité, le multiculturalisme de tant de groupes différents, les tensions sociales. L’écrivain Amos Oz est né à Jérusalem le 4 mai 1939, autant dire au moment où l’Histoire s’accélère. Il décrit avec un grand talent de conteur cette atmosphère particulière, alternant épisodes tragi-comiques et détails poignants, précisions sociologiques et tensions familiales.

Le petit Amos est un enfant brillant, une sorte de petit singe savant insupportable que son père n’appelle pas par son prénom mais plutôt « son altesse » ou « votre seigneurie ». L’auteur convoque tous les personnages de son enfance, parents, grands-parents et parents plus éloignés, amis, voisins, il tisse une toile dense aux fils inextricables. Un tissu de douleur et de regrets, de déception et d’amertume : l’émigration en Palestine ne ressemble pas au paradis annoncé.

Je porte le deuil de ce qui n’a jamais existé. De belles images que nous imaginions et qui se sont effacées,

dit la tante de l’auteur en parlant d’Israël. Désenchantement devant la réalité de ce qui n’est pas encore une nation. La pauvreté, les difficultés d’intégration, le renoncement aux carrières dont on avait rêvé… Arieh Klausner, le père d’Amos se rêvait professeur d’université, lui qui avait fait ses études à Vilnius se retrouve bibliothécaire. Fania Mussman, sa femme, issue d’une famille aisée d’Ukraine donne quelques leçons de littérature et d’histoire. Elle ne se remet pas du déclassement social mais elle est surtout hantée par le fait que tous les gens de la petite ville de Rovno qu’elle avait aimés dans sa jeunesse et qui n’avaient pas émigré, ont péri lors du massacre des Juifs de la ville dans la forêt de Sosenki.

Il faut de la force pour surmonter l’écart entre les belles images et la réalité. Fania, cette mère si belle au regard si triste, vibre de fragilité, incapable d’oublier

une promesse faite dans l’enfance, promesse que la vie, la monotonie de tous les jours avait nécessairement rompue, piétinée, voire ridiculisée. (…) Elle aurait probablement pu résister en serrent les dents à l’adversité. À la pauvreté. Aux déceptions de la vie conjugale. Mais pas, je crois, à l’usure.

Douleur insurmontable, dépression profonde qui finira par avoir raison d’elle. La Shoah, comme les autres déceptions de cette terre promise qui n’a pas tenu ses promesses, hante le roman. Comment bâtir sa vie sur des éléments aussi terribles ? Les nouveaux arrivants sont en but à l’hostilité des autres Juifs présents depuis longtemps et qui méprisent ces hordes de pauvres ne parlant pas le même hébreu qu’eux. Le yiddish comme stigmate… Quant aux Arabes, partagés entre solidarité de pauvres et hostilité pour ceux qu’ils ressentent comme une menace, le choix sera vite fait quand la résolution des Nations Unies entérinera la naissance d’Israël, le 29 novembre 1947. La façon dont l’auteur nous fait vivre cet événement est impressionnante.

Ce roman familial baigne dans les eaux de l’Histoire : la Shoah et les camps de réfugiés en arrière-fond, l’attitude des Anglais qui terminent leur mandat, les guerres contre les Arabes, l’embrigadement des enfants, les morts et la faim, les snippers qui tuent voisins ou amis. Tout est dans ce roman des débuts d’Israël : personnages historiques et moments clés, intégration, politique et le kibboutz où le jeune Amos partira à l’âge de quinze ans.

Le roman baigne dans l’Histoire, mais l’auteur ne s’y noie pas. Une histoire d’amour et de ténèbres n’est pas un roman historique. Amos Oz est un des auteurs les plus célèbres d’Israël lorsqu’il entame la rédaction de ses souvenirs et il se trouve au seuil de la vieillesse. Il n’est pas étonnant que le roman soit resté dix-huit mois en tête des meilleures ventes en Israël à sa parution tant une très grande partie des Israéliens a pu s’identifier aux souvenirs du petit Amos.

Il y a peut-être une sorte de malentendu fondateur :  il ne s’agit pas d’un témoignage ou d’un recueil de souvenirs mais de création littéraire, de re-création d’un monde disparu. Une construction très sophistiquée, très complexe, d’histoires à tiroirs s’imbriquant les unes dans les autres en parfaite harmonie, sans aucune maladresse de construction sous-tend un contenu très riche, à la fois auto-biographie, roman de formation, fresque historique et tragédie familiale en plusieurs étapes.

Le petit Amos, ce jeune prétentieux qui accumule les bêtises, les histoires d’amour des grands-parents, celles que racontait la mère de l’enfant sur un monde disparu, emplies d’une magie empreinte d’horreur et de tristesse, celle de ce père qui se rêvait écrivain, celle du fils qui se rêvait livre, mais aussi les histoires plus légères qui se découvre une carrière de séducteur à près de quatre-vingts ans, suite au décès de son épouse. Tant d’éléments se côtoient dans ce roman : humour et dérision, tendresse emportée et douloureuse, cruauté infinie.

Tous les événements racontés collent exactement à la biographie de l’auteur. Cependant, peut-on prendre pour argent comptant ce qu’un auteur au sommet de son art nous relate avec une telle puissance d’évocation ? Permettez-moi d’en douter… L’écrivain lui-même nous prévient dans sa diatribe sur le mauvais lecteur :

Et que cherche donc le mauvais lecteur, – le paresseux –, le lecteur sociologique, et le lecteur médisant et voyeur ?

Le mauvais lecteur trouve son plaisir dans ce que le grand Dostoïevski lui-même était vaguement suspect d’avoir eu un certain penchant pour le vol et l’assassinat de vieilles dames, que William Faulkner était probablement coupable d’inceste, que Nabokov forniquait avec des mineures, que Kafka était certainement recherché par la police (il n’y a pas de fumée sans feu), et que A.B. Yehoshua incendiait les forêts du Fonds national juif (il y a la fumée et le feu), sans parler de ce que Sophocle a fait à son père et à sa mère, sinon comment aurait-il pu décrire la chose avec autant de réalisme, plus vrai que nature ? (…)

Délices ! Je me souviens de certains collègues tapant sur l’épaule de mon mari lorsque j’ai publié Lovita broie ses couleurs (Lovita était une jeune femme peintre à la moralité un peu leste), l’œil brillant et les sous-entendus grivois. Miroir du lecteur, n’est-ce pas. Alors ? Faut-il se comporter comme le mauvais lecteur ? Ne faut-il pas simplement trouver l’espace entre nous, lecteurs, et le texte, comme nous y invite l’auteur ?

La mère se suicide lorsque Amos a douze ans. Ce terrible moment est repris plusieurs fois par l’auteur, comme si la douleur lui brûlait encore l’âme. Description bouleversante de celle qui ne peut plus dormir et qui erre dans la nuit, colère, regrets, remords de l’enfant ; toutes les étapes du deuil sont admirablement décrites, suit l’éclatement de la famille et le père infidèle qui se remarie un an après. Amos ne pardonnera jamais. Les chapitres exprimant la vengeance terrible de l’adolescent vis à vis de ce père qu’il estime responsable de la mort de la mère représentent à mon avis un sommet rarement atteint de cruauté.

L’adolescent de quinze ans tue son père symboliquement en abandonnant le nom de Klausner pour prendre celui de Oz qui signifie « force » en hébreu. L’adolescent en qui le père avait placé tous ses espoirs devient paysan et change de nom. Plus tard vient le moment où le père mendie une entrevue avec son fils, et la façon dont l’adolescent traite ce père épuisé et humilié est à mon avis un sommet de la littérature. J’ai rarement lu des pages d’une telle violence morale. De la littérature, je vous dis. Comme Sophocle, cité par l’auteur…

Parfois l’écrivain prend du recul, parle de sa vie présente et de la façon dont il recrée le passé. La dureté qu’il manifeste, le pardon qui ne semble jamais avoir été vraiment, et cette mère autour de laquelle tout revient, en une farandole douloureuse de regrets et de solitude laisse un sentiment poignant de gâchis.

À mille années de ténèbres les uns des autres, écrit-il, des ténèbres qui vibrent du sombre éclat de la douleur et de la création littéraire.

 

Shares

Une forêt d’arbres creux, titre prémonitoire ?

Shares

une forêt d'arbres creuxD’ordinaire, je me plonge dans les courts récits d’Antoine Choplin avec une confiance aveugle. D’avance je sais que le personnage choisi comme petit Poucet dans la sombre forêt des atrocités et erreurs humaines va me saisir, m’amener petit à petit vers l’essence du désarroi des victimes de la guerre (Le héron de Guernica), de Tchernobyl (La nuit tombée, livre admirable que j’ai oublié de chroniquer), ou des ravages sociaux dans le Nord de la France (Cour Nord).

Une forêt d’arbres creux ne fait pas exception à ce choix toujours judicieux de l’auteur d’un personnage phare dans la tourmente. Mais cette fois il a décidé de mettre en scène une personne qui a réellement existé, dans un cadre historique extrêmement contraignant. Il s’agit de Bedrich Fritta, dessinateur connu avant la seconde guerre mondiale, Bedrich Fritta se retrouve dans le camp de concentration de Terezin, en république tchèque, en décembre 1941, avec sa femme et son fils. Il intègre le bureau des dessins, participant le jour aux réalisations cosmétiques que l’on demande aux dessinateurs pour tromper les observateurs internationaux, dessinant la nuit le quotidien réel des prisonniers.

Ce dont ils parlent, c’est d’un colis qu’ils voudraient remettre clandestinement aux délégués de la Croix-Rouge au moment de leur venue. Trente œuvres soigneusement sélectionnées pour leur force de témoignage de la réalité du ghetto et qui feront savoir ce qu’ils vivent pour de bon à Terezin.

L’histoire se terminera tragiquement et Bedrich mourra, comme la plupart de ses compagnons. L’émotion devient palpable à la fin du livre :

À Bedrich, il faudrait pouvoir dire un mot de son compagnon, celui dont il distingue à l’instant la nuque froissée juste devant, et qui un de ces jours, plus tard, ferait le chemin du retour jusque chez lui. Il faudrait aussi le convaincre des aurores à venir pour son fils Tomi, qui survivrait lui aussi. Qu’il apprenne comment les routes de l’un et de l’autre se croiseraient, s’entrelaceraient même, Leo Haas recueillant chez lui le petit Tomi et veillant sur sa santé et son éducation. Qu’il puisse aussi, ce serait un bien, les imaginer l’un et l’autre, revenant ensemble des années après à Terezin, dénichant à l’abri des murs et des recoins du baraquement Magdebourg, certains de ses dessins à lui, restés tous ces temps dans leur cachette, dissimulés aux regards.

De tant de ses compagnons, on ne lui dirait rien. De Johanna non plus.

D’où vient que cela ne fonctionne pas, à part de très rares moments de grande émotion ? Est-ce qu’empoigner une réalité pareille dans un format si court et une écriture si épurée est impossible ? Est-ce  parce que la réalité est si écrasante, si hallucinante, qu’il est impossible de se mettre dans la peau du personnage sans trouver cela indécent ? Une forêt d’arbres creux, sujet magnifique où la sincérité de l’auteur ne peut être mise en doute, ne réussit pas là où tant de livres d’Antoine Choplin font mouche. On reste au bord du drame et de la sidération, incapables de pénétrer dans cette forêt d’arbres creux dont il manque la chair.

Shares