Oreiller d’herbe ou le Voyage poétique : splendeur du Japon

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SôsekiOreiller d’herbe ou le Voyage poétique, de l’écrivain japonais Sôseki (1867-1916) est un livre rare qui doit absolument être connu des amateurs de beauté et de poésie, un texte qui distille une impression de douceur et de légèreté, plonge le lecteur dans une atmosphère de rêve éveillé terriblement lointain. Un voyage dans l’espace, le temps et la beauté.

Un jeune artiste entreprend, au début du vingtième siècle, un voyage à pied loin de la ville et de ses distractions, dans la campagne japonaise immuable qui va plonger dans la modernité.

A prendre part plus que de raison aux rumeurs du monde, l’odeur nauséabonde d’ici-bas s’infiltre à travers les pores de la peau et le corps tout entier s’alourdit de crasse.

Vous l’aurez compris, notre trentenaire veut s’alléger, s’élever et réussir à peindre le tableau dont il rêve dans ce monde sans tentations. Il rencontre d’abord un cavalier, puis une vieille dame dans une auberge abandonnée, une vieille femme qui regarde passer les hommes et les chevaux :

A peine a-t-elle murmuré que déjà ils ont disparu. Un printemps puis un autre sur le chemin tranquille et solitaire, passé et présent, dans ce hameau jonché de pétales de fleurs de cerisiers au point que le pied ne peut se poser sans les fouler, depuis combien d’années cette vieille femme compte-t-elle les chevaux qui passent, combien d’années ont passé sur ses cheveux devenus blancs ?

Chanson du cocher

Passent les printemps

Sur les cheveux toujours plus blancs

Voici un haïku, puis un autre, le texte et la poésie coulent de source pour notre peintre qui transporte son matériel. La vieille femme lui apprendra la légende de cette belle jeune fille morte noyée, telle Ophélie, elle lui parlera aussi d’une autre jeune fille au destin difficile : les chevaux qui transportent les jeunes filles vouées au malheur passent devant sa porte, et les légendes, et les paysans… Notre jeune homme continue son voyage et s’installe dans une auberge dont il est le seul client. Il décrit scrupuleusement les splendeurs de la nature, les repas tels un tableau, si beaux qu’on hésite à les manger, les jardins, les desserts à la beauté charnelle… Et la jeune femme de la maison, Nami la belle jeune femme mal mariée, écho de l’autre  jeune fille descendue de la montagne. Mais cette Ophélie bouscule le jeune homme, se moque de lui, joue de son trouble, obsédante et mystérieuse.

l’ombre de la femme s’effaça, mélancolique et solitaire, alors que la couche de nuages, ne pouvant la retenir plus longtemps, laissait tout doucement tomber les fils de pluie au bout de l’attente.

La musique lointaine de la chanteuse triste, celle des bambous sous la lune, les fleurs qui tombent, le temple et ses moines, mais aussi le coiffeur à l’haleine épouvantable : tout se transforme en poésie. Même le trivial, même le ridicule. Nous sommes prisonniers du regard du narrateur, prisonniers de ces impressions vibrantes, de ces ombres qui semblent un rêve, de ces rêves qui semblent la vie, de ces brumes qui cachent les êtres puis les révèlent, de cette vie restituée en dix-sept syllabes, prisonniers de ce que Sôseki a appelé un « roman haïku ».

Le jeune homme veut peindre, mais il n’utilisera pas son matériel : l’acuité du regard ne suffit pas, il faut autre chose, mais quoi ? Qu’est-ce que peindre ? Qu’est-ce qu’écrire et pourquoi ? C’est un Voyage poétique, une plongée dans les origines de la création pour un écrivain japonais de l’ère Meiji, ce qui n’est pas du tout la même chose que pour un artiste occidental. Le jeune homme fait sans cesse des parallèles entre des éléments de la vie occidentale (nourriture, pâtisserie, peinture de nus) et de la vie japonaise. Bien sûr les Occidentaux apparaissent frustres et balourds, difficile de démêler part de vérité et part d’humour, tant Sôseki manie celui-ci jusque dans sa poésie :

On verse des larmes. On métamorphose ces larmes en dix-sept syllabes. On en ressent un bonheur immédiat. Une fois réduites en dix-sept syllabes, les larmes de douleur vous ont déjà quitté et l’on se réjouit de savoir qu’on a été capable de pleurer.

Ou encore :

Une chose effrayante, si on la regarde telle qu’elle est, devient un poème. Un événement terrible devient une peinture, à condition que je l’éloigne de moi pour le considérer tel qu’il est. C’est ainsi qu’un chagrin d’amour devient une œuvre d’art. Oublier la souffrance de l’amour déçu pour laisser place à l’observation objective des sentiments, s’attendrir à distance, en poussant un peu plus loin, examiner l’origine de la douleur sentimentale, voilà qui constitue la matière même de la littérature et de l’art. Il y a de par le monde des gens qui s’inventent des chagrins d’amour qui n’existent pas, qui se forcent à souffrir et y prennent plaisir. Le commun des mortels les juge stupides, ou fous. Tracer soi-même les contours de son malheur pour y vivre heureux, se réjouir d’habiter un monde où se trouvent peints avec minutie des oiseaux qui n’existent pas (…) Ainsi est-il possible de définir l’artiste comme celui qui vit dans un monde à trois angles, car il en a radié le quatrième, qui se nomme le bon sens.

Peintre ou poète ? Regard de peintre et mots de poète. Théorie ou expression somptueuse de la réalité ? Dans la nature vibrante et les jardins comme des tableaux, dans cette beauté envahissante, la contemplation se transforme en poésie, toujours.

Mais les herbes aquatiques qui stagnent au fond de l’eau, attendrait-on cent ans, restent immobiles. Elles se tiennent pourtant en alerte, prêtes à bouger, appelant du matin au soir le moment où elles seront touchées, elles vivent dans cette attente, par cette attente, concentrant dans leurs tiges le désir de générations innombrables, sans pouvoir s’animer jusqu’à ce jour, elles vivent, incapables de mourir.

 Où se trouve la réalité du monde moderne ? À peine une évocation de la guerre sino-japonaise, des soldats qui partent en Mandchourie et prennent le train, et c’est tout.

Et ce tableau, peut-il enfin le peindre ? un élément rend possible la peinture, un élément ténu et bouleversant que je vous laisse découvrir.

Sôseki 2Kinosuke Natsume a pris le nom de plume de Sôseki, mais nous sommes très loin des pseudonymes européens destinés à mettre en valeur leur auteur.

Choisir un nom de plume, pour un poète ou un écrivain japonais, c’est offrir une clé de son âme et de son art à ses lecteurs. Sôseki signifie « obstiné », et lorsque vous aurez lu Oreiller d’herbe vous comprendrez pourquoi.

Lorsque Kinosuke Natsume est né, en février 1867, le Japon entrait dans l’ère Meiji, cette période qui vit le pays passer sans transition du moyen-âge à la modernité. Sôseki fut un des plus grands écrivains de l’ère Meiji, et le livre dont je vous parle représente parfaitement ce saut dans la modernité ; cérémonie du thé, moines et soldats partant mourir en Mandchourie.  Sôseki a écrit plus de 2 500 haïkus, et vous vous coulerez dans son art sans même vous en rendre compte lorsque vous lirez Oreiller d’herbe, cette immersion dans la poésie japonaise ressemblera à ce bain dans les sources chaudes du jeune peintre poète du livre.

Oreiller d’herbes a paru au Japon en 1906, la traduction présente – et superbe – a rafraîchi le texte qui avait paru aux éditions Rivage poche. Le titre si poétique vient de la poésie japonaise classique : l’oreiller rempli de certaines herbes servait à protéger contre les mauvais esprits dans une auberge. Or le jeune artiste qui entreprend un voyage au début du printemps dans la montagne pour trouver l’inspiration va séjourner dans une auberge déserte.

Le livre que nous livrent les éditions Philippe Picquier vient d’une édition japonaise de 1926 particulièrement exceptionnelle : en écho à nos moines copistes du Moyen-âge, le texte de Sôseki était calligraphié sur trois rouleaux qui contenaient des peintures illustrant des moments du texte. Superbes peintures intégralement reproduites dans cette édition.

Ne manquez pas ce bel ouvrage, plongez-vous dans ce bain de poésie lointaine, dans les brumes d’un moment rêvé qui vous laissera en état de grâce. Que Elizabeth Suetsugu soit remerciée pour nous avoir transmis toute la légèreté de ce texte magnifique !

 

Oreiller d’herbe ou le Voyage poétique
Sôseki
Roman traduit du japonais par Elizabeth Suetsugu
Éditions Philippe Picquier, octobre 2015, 200 p., 23 €
ISBN : 9782809711202

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P.O.L nid d’espions, la CIA chez les écrivains français ?

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polSi pour vous un roman est comme une maison dont vous parcourez les pièces, attentif à construction, à l’harmonie de la structure de l’œuvre plus qu’à la musicalité du texte, je connais le livre qui vous convient : P.O.L nid d’espions de Jean-Luc Bayard publié aux éditions P.O.L, ce qui devrait vous alerter.

L’auteur construit son livre (enquête ? intuition ? pastiche de roman d’espionnage ?) autour d’un fait : il lit pendant ses vacances deux livres très minces publiés tous les deux aux éditions P.O.L au même moment : le Consul d’Islande, d’Emmanuel Hocquard, et Sainte-Catherine, de Harry Mathews. Il ressent un certain trouble à la lecture de ces deux livres : ils recèlent, malgré leur brièveté, quatorze phrases (exactement) parfaitement identiques. Bizarre… Ce n’est que le début d’un ensemble de signes qui confortent l’auteur dans son hypothèse : les auteurs utilisent leurs livres pour correspondre parce que ce sont des espions.

Les éditions P.O.L sont-elles un nid d’espions ? Quelques années plus tard Harry Mathews publie Ma Vie dans la CIA , donnant ainsi du corps au soupçon de départ. Jean-Luc Bayard envoie ce qu’il a trouvé à la maison d’édition P.O.L qui le publie sur son site sous le titre P.O.L nid d’espions.

Est-ce un aveu ? Un soupçon ? Une dérision à peine voilée ? Une malice de la part de Paul Otchakovsky-Laurens ? L’auteur s’emballe, lit les livres du catalogue des éditions P.O.L publiés en 2000, trouve des points communs dans certains d’entre eux. Ses trouvailles textuelles virent à l’obsession, on sait que tout devient signe à celui qui a une grille de lecture quasi obsessionnelle. Il doit s’en rendre compte et se moque parfois de lui :

 L’Oulipo n’a jamais officialisé le recrutement de Stendhal parmi ses membres. Or la publication de Vingt lignes par jour, en 1994, permet d’entériner le processus d’adhésion par anticipation engagé avec « 53 jours », paru à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de La Chartreuse de Parme.

Personnellement je ne suis pas entrée dans cette investigation, même si certains faits sont avérés et que Alain Guérin, journaliste d’investigation à l’Humanité, était véritablement un agent de la CIA. L’écriture plate, factuelle, comme un rapport de filature d’agents de police, n’a rien de séduisant. L’accumulation de « preuves » non plus. Non, ce qui m’a intéressée est ailleurs, dans cette théorie de la lecture en filigrane, qui fait de chaque livre l’élément d’un édifice commun : un livre conduit le lecteur à un autre qui va le conduire à un autre, etc. Comment ne pas partager cette vision de la lecture ? Le lecteur se construit lui aussi comme une maison, autour des briques livres : certains forment ossature, d’autres ne sont qu’ornement interchangeables. Entrez dans la maison littérature, l’immense maison de mots qui se répondent en écho à travers les siècles.

Rien ne vous oblige à suivre Jean-Luc Bayard dans son enquête, j’avoue avoir sauté nombre de paragraphes qui m’ennuyaient profondément : trop de détails sur des phrases sans relief. J’aime l’Histoire et les histoires, pas les recherches tatillonnes sur telle ou telle phrase pour démontrer que Mathews était un agent de la CIA ; cela ne m’empêche pas de dormir, la recherche de Bayard, chevalier de la littérature moderne aurait même tendance à m’aider à trouver le sommeil. Mais il y a dans ce livre des analyses subtiles d’auteurs qui comptent pour moi, Roussel par exemple :

La machine décrite par Roussel est une machine musicale. Quel air est-elle destinée à jouer ? quelle mélodie inaudible pour nous, apte à rien, sinon, peut-être, à nous endormir ? on pense aussi à une incroyable horlogerie : pour indiquer l’heure de quel événement ? on pense à un engrenage de visions, à une machine logique et hallucinatoire, qui rapproche des segments de réalité dans un jeu de reflets, pour rassembler une image insaisissable, pur espace, hologramme qu’on imagine tel un volume multiple, réunissant des fragments disparates d’ouvrages éloignés comme un grand livre enfoui dans l’ombre des textes.

Et surtout, surtout ce qui sauve ce livre pour moi, c’est le superbe hommage à Georges Perec, édité chez P.O.L Le fait qu’en1973 Harry Mathews (espion présumé) soit entré à l’Oulipo au moment où Perec commence à rassembler ses souvenirs pour Je me souviens m’indiffère, mais il y a dans ce livre des palindromes qui méritent votre attention, un examen enrichissant de la Vie mode d’emploi.

Palindrome : groupe de mots qui peut être lu de gauche à droite ou de droite à gauche, vient du grec Palin qui signifie de nouveau et de Dromos qui signifie course.

Une métaphore du cycle éternel de la vie masquée en jeu sur les mots.

Perec publie pour la première fois son livre monde, la Vie mode d’emploi chez Paul Otchakovsky-Laurens qui publiera plus tard le premier livre de Perec, le Condottière après la mort de l’auteur. Le dernier livre publié était le premier écrit par l’auteur, une boucle littéraire qui aurait fait sourire Perec, membre éminent de l’Oulipo.

P.O.L, nid d’espions ?
Jean-Luc Bayard
P.O.L, juin 2015, 224 p., 16 €
ISBN : 978-2-8180-3676-1

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Lhasa De Sela, étoile disparue

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Les blogs amis permettent de magnifiques découvertes. Je voudrais vous parler du blog de Saravati cette femme artiste ultra-sensible qui me permet d’élargir mon horizon. Aujourd’hui il s’agit de l’artiste connue sous son prénom, Lahsa, une météorite dans le paysage de la chanson canadienne morte en 2010 d’un cancer à l’âge de trente-sept ans, une artiste magnifique qui vous prend aux tripes.Lahsa

À cette étoile qui n’a pas pu se poser, à tous ces segments de terre qu’elle a arpentés dès son plus jeune âge, à tous les sons qu’elle a modulés pour en faire des paroles familières…

écrit magnifiquement Saravati dans son article « ces routes qui font de nos vies ». Je voulais la remercier pour la générosité et la beauté de son partage et vous faire découvrir à mon tour Lhasa de Sela, artiste qui va vous prendre à l’âme avec puissance et nostalgie. Laissez-vous porter par cette voix douloureuse et magnifique comme une prescience de son destin.

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CleverPet, la console pour chien qui remplace le psy

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Noël est passé, vos enfants sont contents de leur nouvelle console ? Et votre chien, vous avez pensé à lui ? Croyez-vous qu’à l’ère du numérique celui-ci peut continuer à jouer à la baballe ? Que nenni ! Une équipe de neuroscientifiques de l’université de Californie a développé CleverPet, la première console interactive pour chiens.

Ce n’est pas un gag. Les fondateurs de cette start-up, Dan Knudsen et Leo Trottier, sont des scientifiques reconnus, les deux travaillent à San Diego, à l’Université de Californie. Le premier est docteur en neurosciences, spécialiste de la perception et de l’apprentissage auditif ; le deuxième spécialiste des sciences cognitives et du traitement visuel de l’information. Les deux se sont alliés pour créer ce qu’ils estiment être

le premier appareil d’apprentissage et de divertissement interactif pour animaux au monde basé sur la science du comportement animal.

CleverPet-device

Le CleverPet (encore au stade de prototype) se présente comme une sorte de dôme en plastique avec des lumières clignotantes et un haut-parleur. Il est muni de touches de couleur où poser la patte et d’un réceptacle pour la friandise. Le chien, stimulé par des LED clignotantes et des sollicitations sonores, doit appuyer la patte au bon moment pour compléter un puzzle. L’appareil est très sophistiqué : il est connecté à Internet en WiFi, et , ô subtile et éblouissante  illumination psychologique, à une application mobile. Depuis leur smartphone les maîtres peuvent suivre l’activité de leur animal et évaluer ses progrès en leur absence, ils peuvent même moduler le niveau de difficulté du jeu. On n’est pas aussi loin qu’on pense du jeu avec la balle ou le bâton… Stimulation-récompense, et on recommence, le maître changeant le niveau de difficulté depuis son bureau. Enfin déculpabilisé d’abandonner son compagnon toute la journée.
Nos savants savent parfaitement faire jouer les ressorts de notre société. Pour financer leur projet, ils ont utilisé les services de la plateforme Kickstarter pour le financement participatif du développement de leur console, ils ont déjà récolté une belle somme. La start-up CleverPet (animal de compagnie intelligent, habile) a obtenu une distinction début janvier 2016 au Consumer Electronics Show (CES) à Las Vegas, récompensant les start-up les plus innovantes. La console devrait se trouver sur le marché au printemps, elle sera offerte aux personnes ayant financé le projet, pour les autres le prix de vente semble encore un peu flou, il oscille entre  200 et 292 dollars suivant les sources.

Au début cela m’a fait rire, mais au bout du compte, je suis béate d’admiration.

Tout d’abord, rien n’indique que ce jeu ne soit pas bon pour le chien qui ne s’ennuiera plus et aura envie de progresser, alléché par les friandises. Jusqu’où l’animal pourra-t-il progresser ? voilà le mystère. Leo Trottier avait testé avec succès une application d’apprentissage visuelle sur ses étudiants. S’il réussit au-delà de toute mesure, allons-nous connaître un remake de « Demains les chiens » ?

Ensuite, quand on connaît le lien profond unissant un maître à son chien, on sait à quel point c’est difficile de laisser son animal tout seul à la maison, en proie à l’anxiété et à la solitude. Le mimétisme est si fort entre le chien et son maître ! Je me souviens de la chienne d’une de mes cousines qui avait fait une grossesse nerveuse ; c’est ainsi que j’avais appris que la dite cousine avait des difficultés à tomber enceinte… Certains chiens sont tellement stressés par la solitude qu’ils s’en rongent les pattes. Avec CleverPet, le maître jettera un coup d’œil sur l’application et sera rassuré : son cher compagnon est en train d’appuyer frénétiquement sur la touche, il a bientôt fini son puzzle. Plus d’ennui, plus de dépression pour le chien, plus d’angoisse pour le maître.

Ce CleverPet n’est pas qu’un jeu : c’est une solution psychologique interactive entre le maître et son chien.

Voici le lien pour en savoir plus.

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Là, avait dit Bahi, et la ponctuation disparut

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Là, avait dit BahiAvis au lecteur : avant d’acheter ce livre, ouvrez-le au hasard et lisez une page. Si vous supportez ce chaos, si le jaillissement de cette prose brute vous fascine, prenez-le : vous allez faire un voyage qui va vous sidérer. Autrement, oubliez ce livre déroutant, agaçant, fascinant, ce roman qui surprend par sa puissance et irrite par sa forme. Ce grand texte plein de caillasses.

Commençons par le plus déroutant : le roman est constitué d’une seule phrase, et pour éviter l’asphyxie du lecteur, l’auteur (malin) a prévu des retour à la ligne constituant autant de paragraphes. Autant le dire tout de suite, le procédé m’a irritée. Il a déjà été employé, franchement question nouveauté je ne vois pas l’intérêt. Était-ce pour immerger le lecteur dans le chaos total de dialogues, récits, alternances présent-passé, changements de narrateur jamais annoncés ? Je sais que le snobisme actuel consiste à lire des livres « difficiles », comme si la fluidité d’une narration et d’un style n’exigeaient pas beaucoup de travail ! Tout le long du roman j’ai dû me faire violence pour continuer la lecture tant ce parti-pris de n’employer que la virgule et de rares points d’interrogation m’a semblé vain. J’ai pourtant continué parce que le texte est fort, que ce chaos de violence, d’aller-retour entre l’Algérie des années soixante et celle d’aujourd’hui, cette immersion dans les souvenirs et le quotidien du personnage principal  vraiment admirables.

Là, avait dit Bahi, est une immersion dans une accumulation verbale où on ne saisit jamais d’office qui parle, si nous nous situons dans le présent ou le passé, et cette difficulté, cette déstabilisation du lecteur participe à la puissance du texte.

Un narrateur que nous peinons à identifier au début se rend en Algérie rencontrer un camionneur très attachant, qui a été autrefois l’ouvrier agricole d’un propriétaire terrien pied noir appelé Malusci. Celui-ci ne voulait pas quitter l’Algérie alors que les propriétaires alentour fuyaient ou mouraient égorgés.

En quelques semaines les trois lettres OAS avaient fleuri aux murs de la ville entière la haine était devenue palpable avait envahi les rues comme une mélasse malodorante, Oran puait la haine à présent et Français et musulmans ne se croisaient plus qu’en échangeant des regards de meurtre, sale Français qui était peut-être hier de ceux qui ont lynché mon frère et fait sauter la mosquée, sale Arabe pareil à ceux qui pullulent partout désormais et n’éprouvent même plus le besoin de se cacher pour liquider les nôtres (…) à présent l’ignominie était telle de chaque côté que nous allions par les rues avec une égale terreur des deux camps

Doté d’une chance insolente, d’un « cul bordé », d’une « baraka scandaleuse qui ne l’abandonnait jamais » (quitte à ce d’autres paient de leur vie le fait de pas l’avoir exécuté) Malusci part de l’Algérie en 1962 avec le tout dernier bateau. Est-ce à cause de son appétit de vivre, de son amour des femmes, de son goût du travail bien fait que ses ouvriers aimaient malgré tout ce colon dur et méprisant ? Quel était réellement le lien entre cet homme et Bahi, l’adolescent algérien que Malusci aimait plus que sa propre femme ?

On comprend au fil des pages chaotiques que le narrateur est le petit-fils de Malusci, et le portrait qu’il fait du vieil homme est peu flatteur : limite impotent mais d’une méchanceté redoutable avec sa famille. On comprend d’autant moins le voyage du narrateur en Algérie à la rencontre de Bahi qui est devenu camionneur. Légende en marche et déstabilisation : comment reconnaître le vieil homme diminué et amer dans l’être plein de vie que lui décrivent les ouvriers ?

Ah Luciano les femmes s’était exclamé Bahi au volant de son camion de l’autre côté de la mer, ah Luciano la musique, ah Luciano les tomates,

séparés par quoi, une journée de traversée, une heure et demi de vol ? un millier de kilomètres tout au plus et c’était cette distance dérisoire qui avait suffi à faire qu’ils ne se revoient plus jamais, que leurs existences se poursuivent désormais coupées l’une de l’autre ?

les années avaient passé et Malusci avait continué de s’emmurer dans sa tristesse, Bahi de conduire chaque jour son vieux porte-bonheur jusqu’à la carrière pour y faire du sable, de repartir de la carrière (…)

Bahi parle, discours obsédant racontant aussi bien le passé que le présent, ses souvenirs de Malusci et ceux des atrocités de la guerre, sa vie à lui, double-vie, double famille et même triple avec la maîtresse qui partage sa passion depuis trente ans. Triple vie, et Malusci là-dedans ? Cette étrange et trouble amitié qui a irrigué sa vie ? Bahi qui passe du présent au passé en un glissement aléatoire, Bahi personnage lumineux de cette histoire où la notion de personnalité est mise à mal comme si les horreurs de la guerre avaient laminé pour toujours les êtres. Confusion de la mémoire, idéalisation, strates bouleversées du présent et du passé, et le voyage dans le camion hors d’âge prend des airs de voyage initiatique où le jeune narrateur (inversion des rôles traditionnels !) sert de lien entre les deux hommes qui ne se sont jamais revus depuis l’indépendance de l’Algérie. Deux lettres, un coup de téléphone, et le petit-fils devient passeur.

Il y a beaucoup plus que la guerre dans ce roman sur l’Algérie ; il y a la terre, les vignes à sulfater, les ouvriers humiliés, le père de Bahi, surtout, forgeron au bord de la haine devant son patron qui lui prend son fils aîné, le père de Bahi qui est le pendant malchanceux du colon. Douleurs et quelques scènes vraiment magnifiques.

Nous vivions à la ferme lorsque tout a commencé s’était mis à raconter Bahi et les premières semaines nous étions restés miraculeusement épargnés, peut-être savaient-ils ce que notre famille avait fait pour l’Indépendance et conservaient-ils un minimum de respect pour ces choses, alentour les maisons brûlaient, les gens fuyaient et nous attendions, qu’aurions-nous pu faire d’autre, la mort semblait devenue folle, frappant çà et là sans prévenir, pendant la guerre au moins l’ennemi était là en face bien identifié tangible mais tout d’un coup c’était comme si la mort entrée en transe s’était mise à faucher aveuglément, une maison brûlait le matin, une autre s’embrasait l’après-midi, le lendemain le village voisin se réveillait les rues encombrées de cadavres d’hommes et de femmes égorgés pendant leur sommeil, la région s’enfonçait lentement dans l’enfer et un matin une Mercedes noire comme un corbillard était venue se garer devant la maison

La paix provisoire, l’islamisme et les vieux démons de la haine, la violence brute, mais aussi de la joie, parce que, au milieu de toute cette désolation, des gens comme Bahi mènent leur vie comme ils l’entendent, à rouler des heures à bord d’un camion hors d’âge. Malgré l’irritation permanente, quel texte !

Là, avait dit Bahi
Sylvain Prudhomme
Gallimard, janvier 2012, 198 p., 19,50 €
ISBN : 978-2-07-013663-6

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