Les Chantiers de Marie-Hélène Lafon, matériau intime

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ChantiersC’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche, écrit en exergue Marie-Hélène Lafon, reprenant la phrase du peintre Pierre Soulages. Elle complète ailleurs (page 68) : Tout fait ventre et piste, le monde est inépuisable.

Marie-Hélène Lafon vient du monde paysan, elle a fait des études de lettres et enseigne. Ce qu’elle a écrit dans les premiers chapitres de Chantiers permet à beaucoup de ces enfants qui ont fait des études de se reconnaître: transfuges de classe, perdus dès le départ pour leur milieu d’origine.  Je me suis retrouvée. Profondément. Intimement. Confondue par cette radiographie sociale. Ne manque que la solitude accompagnant cette marche vers un savoir et une culture qui ne vous sont pas destinés et auxquels ceux que vous aimez ne comprennent rien. Marie-Hélène a eu la chance d’être accompagnée par sa sœur, cela lui a donné le supplément de force que n’ont pas eu ceux qui ont accompli le même chemin qu’elle.

De l’autre côté des arbres, une fois lancé dans le monde, on a vu les autres, les légitimes enfants de familles qui s’ébattaient tout à leur aise et à l’envi dans les grasses prairies du savoir, et de la culture, du moins le croyait-on, du moins le croyais-je ; on a vu ceux qui jouissaient de ce droit parce qu’une ou deux ou davantage encore de générations précédentes, avant eux, s’étaient arrachés, d’une manière ou d’une autre, au limon des origines d’où l’on venait, soi, à quoi l’on tenait, soi, de tout son corps. Alors, sans savoir pourquoi ni comment, sans rien démêler, à l’instinct et parce que l’on n’avait ni le choix, ni le droit d’échouer, ni le droit de s’ébattre, de musarder, de jouir en toute gratuité et liberté dans les grasses prairies du savoir et de la culture, alors on s’est ramassé, ramassé au sens de rassemblé, on s’est rassemblé dans l’énergie de la besogne ; on était de la tribu des besogneux, on a travaillé, on s’est mis à l’espalier pour porter fruit ; (…) on a étudié comme on laboure, pour gagner sa vie, et la gagner seule, sans dépendre.

Cette étape de l’enfance : nature, arbres et proches, la conscience du père d’appartenir à un monde en train de mourir, les susceptibilités de classe, orgueil paysan et conscience de son rang puis la formation chez les religieuses, la conscience de se situer ailleurs, voilà le socle nécessaire à son travail d’écrivain. Socle paysan duquel on s’arrache mais qui conserve sa force, qui a donné la conscience du travail nécessaire pour que les récoltes adviennent.

Pas de récolte sans engrais, et Marie-Hélène Lafon décrit les lectures fondatrices, pas seulement les grands écrivains reconnus dans les manuels littéraires comme Flaubert, « En tendre carnassier, en colosse sentimental », mais Pierre Bergougnoux, Richard Millet et Claude Simon, car de grands auteurs peuvent être vivants. Éloges vibrants, fines analyses d’une construction mentale aussi bien que physique.

Les lectures tiennent sans doute une place importante dans le terreau fondateur, mais Marie-Hélène n’oublie pas l’importance de la musique. L’introduction à la musique classique par un homme dont elle dit peu de choses et le mélange des genres avec les musiques familiales ou d’adolescence : elle fait sa propre bouillie nourrissante, le monde mêlé, les sens chamboulés, « Tout fait ventre et piste », elle s’interdit seulement l’utilisation des faits divers. Pour le moment.

Chantiers. La matérialité de la construction, l’établi atelier de l’écrivain, la matérialité du fait d’écrire, tous ces éléments qu’il faut assembler, ordonner, mêler pour arriver à créer. Pas de néant, mais les matériaux bruts de la vie passés au prisme d’une sensualité en éveil, tous sens mêlés avant d’équarrir la phrase, parfois de la supprimer. Écrire à la table rugueuse qui relie au fil des générations mais créer autre chose que ce qui a fait la vie de tous ceux qui la précèdent. Transfuge féminin d’une communauté puissante avec la seule possibilité offerte :

L’école comme une conquête, le désir d’école, pour s’arracher, pour devenir, ailleurs et autrement. C’est l’austère et jubilatoire programme des filles, s’inventer. Nous suivons le programme en bonnes élèves pareillement tenaces, pugnaces ; et dociles.

Chantiers. Le travail en cours, la pensée discursive, sinueuse avec des éclats et des débris, souvent dérangeante. J’ai été souvent désorientée par ces phrases interminables désarticulées, avec ces reprises à la ligne à des moments qui me semblaient incongrus, avec ces liaisons ou oppositions en majuscules, comme pour indiquer que l’ouvrière avait trouvé un nouvel outil.

Chantiers. On ne travaille pas tout seul sur une œuvre, et voilà que surgit l’amitié et la complicité, Sylviane Coyault, même parcours et phrases mêlées, qui parle ? Qui écrit ?

Ce livre est une commande des Éditions des Busclats, mais l’auteure en a fait un objet qui dépasse de loin la commande. Je me suis souvent surprise à l’introspection, confondue par les similarités, irritée parfois par les différences, ce mélange constant d’universel et de trivial, d’évidence et de chaos, de tripes et de nature. Le chantier d’une vie dans lequel nous retrouvons les matériaux de la nôtre.

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