Là, avait dit Bahi, et la ponctuation disparut

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Là, avait dit BahiAvis au lecteur : avant d’acheter ce livre, ouvrez-le au hasard et lisez une page. Si vous supportez ce chaos, si le jaillissement de cette prose brute vous fascine, prenez-le : vous allez faire un voyage qui va vous sidérer. Autrement, oubliez ce livre déroutant, agaçant, fascinant, ce roman qui surprend par sa puissance et irrite par sa forme. Ce grand texte plein de caillasses.

Commençons par le plus déroutant : le roman est constitué d’une seule phrase, et pour éviter l’asphyxie du lecteur, l’auteur (malin) a prévu des retour à la ligne constituant autant de paragraphes. Autant le dire tout de suite, le procédé m’a irritée. Il a déjà été employé, franchement question nouveauté je ne vois pas l’intérêt. Était-ce pour immerger le lecteur dans le chaos total de dialogues, récits, alternances présent-passé, changements de narrateur jamais annoncés ? Je sais que le snobisme actuel consiste à lire des livres « difficiles », comme si la fluidité d’une narration et d’un style n’exigeaient pas beaucoup de travail ! Tout le long du roman j’ai dû me faire violence pour continuer la lecture tant ce parti-pris de n’employer que la virgule et de rares points d’interrogation m’a semblé vain. J’ai pourtant continué parce que le texte est fort, que ce chaos de violence, d’aller-retour entre l’Algérie des années soixante et celle d’aujourd’hui, cette immersion dans les souvenirs et le quotidien du personnage principal  vraiment admirables.

Là, avait dit Bahi, est une immersion dans une accumulation verbale où on ne saisit jamais d’office qui parle, si nous nous situons dans le présent ou le passé, et cette difficulté, cette déstabilisation du lecteur participe à la puissance du texte.

Un narrateur que nous peinons à identifier au début se rend en Algérie rencontrer un camionneur très attachant, qui a été autrefois l’ouvrier agricole d’un propriétaire terrien pied noir appelé Malusci. Celui-ci ne voulait pas quitter l’Algérie alors que les propriétaires alentour fuyaient ou mouraient égorgés.

En quelques semaines les trois lettres OAS avaient fleuri aux murs de la ville entière la haine était devenue palpable avait envahi les rues comme une mélasse malodorante, Oran puait la haine à présent et Français et musulmans ne se croisaient plus qu’en échangeant des regards de meurtre, sale Français qui était peut-être hier de ceux qui ont lynché mon frère et fait sauter la mosquée, sale Arabe pareil à ceux qui pullulent partout désormais et n’éprouvent même plus le besoin de se cacher pour liquider les nôtres (…) à présent l’ignominie était telle de chaque côté que nous allions par les rues avec une égale terreur des deux camps

Doté d’une chance insolente, d’un « cul bordé », d’une « baraka scandaleuse qui ne l’abandonnait jamais » (quitte à ce d’autres paient de leur vie le fait de pas l’avoir exécuté) Malusci part de l’Algérie en 1962 avec le tout dernier bateau. Est-ce à cause de son appétit de vivre, de son amour des femmes, de son goût du travail bien fait que ses ouvriers aimaient malgré tout ce colon dur et méprisant ? Quel était réellement le lien entre cet homme et Bahi, l’adolescent algérien que Malusci aimait plus que sa propre femme ?

On comprend au fil des pages chaotiques que le narrateur est le petit-fils de Malusci, et le portrait qu’il fait du vieil homme est peu flatteur : limite impotent mais d’une méchanceté redoutable avec sa famille. On comprend d’autant moins le voyage du narrateur en Algérie à la rencontre de Bahi qui est devenu camionneur. Légende en marche et déstabilisation : comment reconnaître le vieil homme diminué et amer dans l’être plein de vie que lui décrivent les ouvriers ?

Ah Luciano les femmes s’était exclamé Bahi au volant de son camion de l’autre côté de la mer, ah Luciano la musique, ah Luciano les tomates,

séparés par quoi, une journée de traversée, une heure et demi de vol ? un millier de kilomètres tout au plus et c’était cette distance dérisoire qui avait suffi à faire qu’ils ne se revoient plus jamais, que leurs existences se poursuivent désormais coupées l’une de l’autre ?

les années avaient passé et Malusci avait continué de s’emmurer dans sa tristesse, Bahi de conduire chaque jour son vieux porte-bonheur jusqu’à la carrière pour y faire du sable, de repartir de la carrière (…)

Bahi parle, discours obsédant racontant aussi bien le passé que le présent, ses souvenirs de Malusci et ceux des atrocités de la guerre, sa vie à lui, double-vie, double famille et même triple avec la maîtresse qui partage sa passion depuis trente ans. Triple vie, et Malusci là-dedans ? Cette étrange et trouble amitié qui a irrigué sa vie ? Bahi qui passe du présent au passé en un glissement aléatoire, Bahi personnage lumineux de cette histoire où la notion de personnalité est mise à mal comme si les horreurs de la guerre avaient laminé pour toujours les êtres. Confusion de la mémoire, idéalisation, strates bouleversées du présent et du passé, et le voyage dans le camion hors d’âge prend des airs de voyage initiatique où le jeune narrateur (inversion des rôles traditionnels !) sert de lien entre les deux hommes qui ne se sont jamais revus depuis l’indépendance de l’Algérie. Deux lettres, un coup de téléphone, et le petit-fils devient passeur.

Il y a beaucoup plus que la guerre dans ce roman sur l’Algérie ; il y a la terre, les vignes à sulfater, les ouvriers humiliés, le père de Bahi, surtout, forgeron au bord de la haine devant son patron qui lui prend son fils aîné, le père de Bahi qui est le pendant malchanceux du colon. Douleurs et quelques scènes vraiment magnifiques.

Nous vivions à la ferme lorsque tout a commencé s’était mis à raconter Bahi et les premières semaines nous étions restés miraculeusement épargnés, peut-être savaient-ils ce que notre famille avait fait pour l’Indépendance et conservaient-ils un minimum de respect pour ces choses, alentour les maisons brûlaient, les gens fuyaient et nous attendions, qu’aurions-nous pu faire d’autre, la mort semblait devenue folle, frappant çà et là sans prévenir, pendant la guerre au moins l’ennemi était là en face bien identifié tangible mais tout d’un coup c’était comme si la mort entrée en transe s’était mise à faucher aveuglément, une maison brûlait le matin, une autre s’embrasait l’après-midi, le lendemain le village voisin se réveillait les rues encombrées de cadavres d’hommes et de femmes égorgés pendant leur sommeil, la région s’enfonçait lentement dans l’enfer et un matin une Mercedes noire comme un corbillard était venue se garer devant la maison

La paix provisoire, l’islamisme et les vieux démons de la haine, la violence brute, mais aussi de la joie, parce que, au milieu de toute cette désolation, des gens comme Bahi mènent leur vie comme ils l’entendent, à rouler des heures à bord d’un camion hors d’âge. Malgré l’irritation permanente, quel texte !

Là, avait dit Bahi
Sylvain Prudhomme
Gallimard, janvier 2012, 198 p., 19,50 €
ISBN : 978-2-07-013663-6

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Bio-mimétisme II

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Les structures biologiques que l’on trouve dans la nature sont le résultat efficient de millions d’années d’adaptation. Elles correspondent parfaitement à la philosophie actuelle de la construction : moins de matériaux pour plus de résultats.

Le pavillon italien de l’exposition universelle de Milan explore la thématique de l’arbre, le bâtiment allemand dont je vais vous parler reste dans le même domaine. La ville de Schwäbisch Gmünd désirait un bâtiment construit en bois pour son hall d’exposition dédié à la forêt. Elle s’est adressée au département de recherche de l’université de Stuttgart pour la conception et la construction de celui-ci. L’université, étant partenaire d’un projet de recherche européen sur la conception et la production robotisée de constructions en bois, a tout de suite adhéré au projet.

Elle a conçu un bâtiment adapté d’une forme biologique naturelle, le squelette de l’oursin plat ; un système performant composé d’éléments individuels : des plaques de carbonate de calcium jointoyées par de microscopiques protubérances, un peu comme les jointures des doigts de la main.

Cette architecture biomimétique économe en matériaux a été choisie par l’architecte à cause de ses plaques indépendantes les unes des autres : elles pouvaient être fabriquées en bois (ressource locale renouvelable) selon un procédé robotisé. Il faut absolument regarder la vidéo de la construction qui m’a été signalée par Eric, lecteur ô combien attentif ! Cela conciliait à la fois les exigences de la ville (le bois) et celles du département de l’université (le cadre du projet de recherche Robotics in Timber Construction).

Le bâtiment ne ressemble pas à l’animal marin qui a inspiré sa structure mais à une sorte de gigantesque cacahouète de 250 m2 composée de deux dômes accolés.

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La conception de la coque en bois du bâtiment a utilisé les technologies de pointe actuelles. Les nouveaux outils numériques ont intégré dès le départ les caractéristiques des matériaux et leurs paramètres de fabrication. La modélisation en 3D a permis de déterminer très exactement les dimensions de chacune des 243 plaques de contreplaqué de hêtre du bâtiment. La géométrie de chacune des plaques épaisses de 5 cm a été gérée entièrement par ordinateur et la préfabrication a été entièrement robotisée.

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Le hall d’exposition est haut de 17 m, les plaques forment à la fois la structure porteuse et l’enveloppe, mais la gestion assistée par ordinateur a optimisé le volume de bois nécessaire. Seuls 12 m3 de bois issus de forêts de la région ont été utilisés pour un bâtiment de cette ampleur : qui dit mieux ? Les chutes des plaques ont été utilisées pour le revêtement de sol.

Quant aux plaques, elles répartissent les contraintes de la coque à l’aide de 7 600 assemblages de petites pièces usinées grâce à un bras robotisé. La fabrication des plaques n’a pris que 3 semaines. Après la découpe numérique des autres couches de l’enveloppe (isolation, étanchéité, habillage extérieur bois), le bâtiment a été monté sur site en 4 semaines.

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C’est une première dans le monde, un bâtiment quasi entièrement conçu avec l’aide de l’ordinateur et des robots, et la structure sera régulièrement scannée en 3 dimensions afin d’analyser son évolution sur le long terme. Si son comportement est bon, les perspectives sont vertigineuses.

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Le saloon des derniers mots doux, ballade décalée

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Le Saloon des derniers mots doux est une ballade en prose dont les personnages flottent dans le temps ; leur légende et leur vie réelle correspondent rarement. En écrivant cet ouvrage, j’avais en tête le grand réalisateur John Ford : il est connu pour avoir déclaré qu’à choisir entre la légende et la réalité, mieux vaut écrire la légende. C’est donc ce que j’ai fait.

Voilà ce qu’écrit Larry McMurty avant de commencer son roman, Le saloon des derniers mots doux. Je vous avoue avoir choisi ce roman uniquement pour son titre poétique, énigmatique et incongru. Un saloon, pour moi, c’est le Far West, le lieu des pianos de bastringue et des bagarres, pas celui des mots doux. J’ai pris le livre.

saloonCela démarre comme dans un western, avec un chapeau qui tournoie dans la poussière et des cowboys. Du genre fatigué, les héros de l’Ouest, et ils donnent dès le départ un sacré coup dans la légende :

— Il est où, ton six-coups ?

— Il est peut-être derrière le bar, répondit Wyatt. Il est trop lourd pour que je le trimballe partout. Si je vois du grabuge quelque part, je peux généralement emprunter une arme à la Wells Fargo ou à quelqu’un d’autre.

— Bat Masterson affirme que t’es le meilleur tireur de l’Ouest, ajouta Doc. Il dit que tu peux atteindre un coyote à plus de quatre cents mètres.

— Bon sang, je verrais jamais un foutu coyote à cette distance, à moins qu’ils le peignent en rouge. Bat devrait me laisser le soin de vanter mes exploits s’il est pas capable de le faire de façon crédible.

Tout est dit. Ils sont tous là, les héros légendaires, Wyatt Earp et Doc Holliday, dont nous venons de saisir un moment de brillante conversation, Charlie Goodnight et Buffalo Bill. Une bande de bras cassés peu reluisants, mauvais tireurs, mauvais maris ou malades… Bien sûr qu’il y a les Indiens et une délicieuse de séquence de torture des scalpés du jour, des éleveurs bêtes, sales et méchants, une tempête de sable, un train, une bagarre, mais…

Les Indiens remercient Goodnight de leur laisser prendre la viande des bêtes tombées des falaises suite à la tempête de sable. Les enfants « n’aiment que les entrailles » et les vieilles Comanches apprécient les ris de veau ; le troupeau déchaîné est conduit par un bœuf placide, véritable animal de compagnie ; la bagarre, c’est vraiment parce qu’on ne peut pas faire autrement.

Un Ouest décalé, aux héros épuisés et devenus presque mutiques.

— Il paraît que Mackenzie est devenu fou la veille de son mariage et qu’il est mort dans un asile à New York, dit Goodnight.

— Oui, on s’est battu trop férocement contre lui, répondit Quanah. [le Comanche]

— Je parle rarement autant en une semaine, dit Goodnight avant de s’éloigner.

Seules les femmes tirent leur épingle du jeu dans cette histoire. Qu’elles fassent rêver, comme la mystérieuse San Saba, qu’elles soient courageuses comme la barmaid Jessie, ou Nelly la journaliste qui conclura cette histoire.

« Une œuvre habilement menée, drôle et subversive. une comédie postmoderne » a écrit la célèbre Joyce Carol Oates au sujet de ce roman. Je me demande si nous avons lu le même livre, car l’humour décalé, un peu triste de Larry McMurtry ne m’a pas fait rire. Il m’a fait songer à Tristesse de la terre, d’Eric Vuillard qui parle aussi de ce moment de l’histoire américaine et partage la même déréliction pour cet Ouest fondateur reconverti en spectacle pour touristes et planche à billets verts.

Qu’est-ce qui transforme certains faits en légende, et que deviennent les hommes qui ont participé, parfois involontairement, à la construire ? C’est ce dont nous parle ce livre moins léger qu’il n’y paraît, sous ses faux airs de script pour le cinéma de John Ford.

 

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Bio-mimétisme, I

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L’homme a toujours copié le vivant, il suffit de regarder un escalier à vis du XVe siècle et on pense aussitôt à la structure interne d’un escargot. Escalier à vis à ChambordCependant ce qui est à l’œuvre actuellement dans les technologies de pointe va révolutionner non seulement notre habitat mais notre conception de la vie. Une sorte de révolution copernicienne, je m’explique.

Cela fait des millénaires que les architectes rêvent d’éternité, depuis les pyramides en passant par les cathédrales ou les châteaux-forts, mais il existe une autre façon de penser les bâtiments ou de concevoir l’éternité. Les Japonais reconstruisent à l’identique les temples sacrés tous les trente ans et ne prévoient pas comme en Occident une maison à léguer aux générations futures.

C’est cela, la révolution en marche : les nouvelles technologies utilisées en architecture tiennent maintenant compte du cycle de vie d’un bâtiment. Il doit vivre et mourir, comme un être vivant, et se décomposer… Les architectes essaient de concevoir un bâtiment de manière à ce qu’il consomme le moins d’énergie possible et pour cela ils utilisent des matières organiques recyclables et compostables.

Les nouveaux matériaux qui vont intégrer nos habitations et autres lieux de vie sont inspirés par le bio-mimétisme. L’alliance de l’imitation de la nature avec les puissances de calcul des ordinateurs actuels ainsi que la modélisation en 3D permise par les nouvelles imprimantes, a favorisé un essor proprement extraordinaire de ces matières révolutionnaires. L’aide de la découpe laser et du bras robotisé permet de prévoir dès le départ les quantités de composants nécessaires : pourquoi percer les murs pour installer plomberie et électricité si on peut prévoir dès le départ les circuits ?

Le bâtiment étant un secteur particulièrement énergivore, il y a urgence à trouver des solutions innovantes, et un certain nombre d’instituts de recherche tels que l’Institute of Building Structures and Structural Design de l’université de Suttgart s’y emploient. Ces matériaux issus de l’observation de la nature, conçus eux-mêmes comme des êtres vivants, issus de matière organique, souvent, sont déjà parmi nous. C’est troublant, un peu dérangeant, mais inévitable si l’on considère que notre planète est elle aussi un être vivant. En danger, personne ne peut l’ignorer, et les chercheurs moins que les autres.

Je vous parlerai dans cette série d’articles sur le bio-mimétisme, de bâtiments existants (et non des moindres !) utilisant ces nouveaux matériaux. Je commencerai par le pavillon italien de l’Exposition universelle de Milan, en 2015, le Palazzo Italia.Palazzo-Italia-Milan-

Ce bâtiment d’une blancheur flamboyante sous le soleil a été construit en béton biodynamique et photocatalytique, 900 panneaux, exactement. Le Palazzo Italia conservera sa blancheur d’origine parce que, grâce à l’action combinée des ultra violets et du catalyseur que contient ce nouveau béton, la pollution se transformera en matériaux inertes sous l’effet de la lumière. Plus besoin de nettoyer les façades à intervalles réguliers, le magnifique graphisme conservera son blanc éblouissant d’origine. Cette imitation / adaptation de la façon dont les arbres gèrent la photosynthèse a été poussée très loin.

Ce n’est pas la seule qualité de ce nouveau béton qui est composé pour 80% de matériaux recyclés, en particulier des déchets de marbre blanc des carrières de Carrare responsables de sa brillance. Ce béton est plus résistant, plus souple d’utilisation qu’un béton traditionnel, et permet les combinaisons audacieuses qui ont abouti à ce symbole de la modernité.

Un bâtiment qui purifie l’air, comme un arbre gigantesque dans la jungle urbaine : l’arbre protecteur conçu par Nemesi & Partners nous renvoie à un archétype humain, la nature protectrice.

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Une histoire d’amour et de ténèbres, roman fondateur d’Israël

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Amos OzComment décrire Une histoire d’amour et de ténèbres, ce livre magnifique, dense, tragique, drôle, bouleversant et cruel ? Ce roman d’Amos Oz qui nous restitue les débuts d’Israël et le désenchantement des émigrés d’Europe de l’Est ? Ce pavé de quasi 900 pages qui tient des Buddenbrook pour l’ampleur et la complexité de la narration, des Marx Brothers pour certaines scènes familiales burlesques et de la tragédie antique, avec une sorte de Médée à l’envers ?

Ne soyez pas effrayés par la profusion du roman, quitte à sauter quelques détails dans les personnages ou les livres cités quand vous vous trouvez au bord de l’asphyxie (je sais, je viens de proférer une horreur). Ce magnifique texte va vous bouleverser durablement, je vous le garantis.

L’auteur commence par nous décrire son enfance et nous plonge d’emblée dans l’étroit, le sombre, l’humide :

Je suis né et j’ai grandi dans un rez-de-chaussée exigu, bas de plafond, d’environ trente mètres carrés : mes parents dormaient sur un canapé qui, une fois ouvert pour la nuit, occupait presque entièrement l’espace, d’un mur à l’autre de la chambre. (…) En vis-à-vis se trouvait ma chambre, un réduit glauque à moitié envahi par une armoire ventrue.

Dès les premiers mots de cet épais roman, le décor est posé. Le quartier populaire de Jérusalem, la pauvreté, la promiscuité, le multiculturalisme de tant de groupes différents, les tensions sociales. L’écrivain Amos Oz est né à Jérusalem le 4 mai 1939, autant dire au moment où l’Histoire s’accélère. Il décrit avec un grand talent de conteur cette atmosphère particulière, alternant épisodes tragi-comiques et détails poignants, précisions sociologiques et tensions familiales.

Le petit Amos est un enfant brillant, une sorte de petit singe savant insupportable que son père n’appelle pas par son prénom mais plutôt « son altesse » ou « votre seigneurie ». L’auteur convoque tous les personnages de son enfance, parents, grands-parents et parents plus éloignés, amis, voisins, il tisse une toile dense aux fils inextricables. Un tissu de douleur et de regrets, de déception et d’amertume : l’émigration en Palestine ne ressemble pas au paradis annoncé.

Je porte le deuil de ce qui n’a jamais existé. De belles images que nous imaginions et qui se sont effacées,

dit la tante de l’auteur en parlant d’Israël. Désenchantement devant la réalité de ce qui n’est pas encore une nation. La pauvreté, les difficultés d’intégration, le renoncement aux carrières dont on avait rêvé… Arieh Klausner, le père d’Amos se rêvait professeur d’université, lui qui avait fait ses études à Vilnius se retrouve bibliothécaire. Fania Mussman, sa femme, issue d’une famille aisée d’Ukraine donne quelques leçons de littérature et d’histoire. Elle ne se remet pas du déclassement social mais elle est surtout hantée par le fait que tous les gens de la petite ville de Rovno qu’elle avait aimés dans sa jeunesse et qui n’avaient pas émigré, ont péri lors du massacre des Juifs de la ville dans la forêt de Sosenki.

Il faut de la force pour surmonter l’écart entre les belles images et la réalité. Fania, cette mère si belle au regard si triste, vibre de fragilité, incapable d’oublier

une promesse faite dans l’enfance, promesse que la vie, la monotonie de tous les jours avait nécessairement rompue, piétinée, voire ridiculisée. (…) Elle aurait probablement pu résister en serrent les dents à l’adversité. À la pauvreté. Aux déceptions de la vie conjugale. Mais pas, je crois, à l’usure.

Douleur insurmontable, dépression profonde qui finira par avoir raison d’elle. La Shoah, comme les autres déceptions de cette terre promise qui n’a pas tenu ses promesses, hante le roman. Comment bâtir sa vie sur des éléments aussi terribles ? Les nouveaux arrivants sont en but à l’hostilité des autres Juifs présents depuis longtemps et qui méprisent ces hordes de pauvres ne parlant pas le même hébreu qu’eux. Le yiddish comme stigmate… Quant aux Arabes, partagés entre solidarité de pauvres et hostilité pour ceux qu’ils ressentent comme une menace, le choix sera vite fait quand la résolution des Nations Unies entérinera la naissance d’Israël, le 29 novembre 1947. La façon dont l’auteur nous fait vivre cet événement est impressionnante.

Ce roman familial baigne dans les eaux de l’Histoire : la Shoah et les camps de réfugiés en arrière-fond, l’attitude des Anglais qui terminent leur mandat, les guerres contre les Arabes, l’embrigadement des enfants, les morts et la faim, les snippers qui tuent voisins ou amis. Tout est dans ce roman des débuts d’Israël : personnages historiques et moments clés, intégration, politique et le kibboutz où le jeune Amos partira à l’âge de quinze ans.

Le roman baigne dans l’Histoire, mais l’auteur ne s’y noie pas. Une histoire d’amour et de ténèbres n’est pas un roman historique. Amos Oz est un des auteurs les plus célèbres d’Israël lorsqu’il entame la rédaction de ses souvenirs et il se trouve au seuil de la vieillesse. Il n’est pas étonnant que le roman soit resté dix-huit mois en tête des meilleures ventes en Israël à sa parution tant une très grande partie des Israéliens a pu s’identifier aux souvenirs du petit Amos.

Il y a peut-être une sorte de malentendu fondateur :  il ne s’agit pas d’un témoignage ou d’un recueil de souvenirs mais de création littéraire, de re-création d’un monde disparu. Une construction très sophistiquée, très complexe, d’histoires à tiroirs s’imbriquant les unes dans les autres en parfaite harmonie, sans aucune maladresse de construction sous-tend un contenu très riche, à la fois auto-biographie, roman de formation, fresque historique et tragédie familiale en plusieurs étapes.

Le petit Amos, ce jeune prétentieux qui accumule les bêtises, les histoires d’amour des grands-parents, celles que racontait la mère de l’enfant sur un monde disparu, emplies d’une magie empreinte d’horreur et de tristesse, celle de ce père qui se rêvait écrivain, celle du fils qui se rêvait livre, mais aussi les histoires plus légères qui se découvre une carrière de séducteur à près de quatre-vingts ans, suite au décès de son épouse. Tant d’éléments se côtoient dans ce roman : humour et dérision, tendresse emportée et douloureuse, cruauté infinie.

Tous les événements racontés collent exactement à la biographie de l’auteur. Cependant, peut-on prendre pour argent comptant ce qu’un auteur au sommet de son art nous relate avec une telle puissance d’évocation ? Permettez-moi d’en douter… L’écrivain lui-même nous prévient dans sa diatribe sur le mauvais lecteur :

Et que cherche donc le mauvais lecteur, – le paresseux –, le lecteur sociologique, et le lecteur médisant et voyeur ?

Le mauvais lecteur trouve son plaisir dans ce que le grand Dostoïevski lui-même était vaguement suspect d’avoir eu un certain penchant pour le vol et l’assassinat de vieilles dames, que William Faulkner était probablement coupable d’inceste, que Nabokov forniquait avec des mineures, que Kafka était certainement recherché par la police (il n’y a pas de fumée sans feu), et que A.B. Yehoshua incendiait les forêts du Fonds national juif (il y a la fumée et le feu), sans parler de ce que Sophocle a fait à son père et à sa mère, sinon comment aurait-il pu décrire la chose avec autant de réalisme, plus vrai que nature ? (…)

Délices ! Je me souviens de certains collègues tapant sur l’épaule de mon mari lorsque j’ai publié Lovita broie ses couleurs (Lovita était une jeune femme peintre à la moralité un peu leste), l’œil brillant et les sous-entendus grivois. Miroir du lecteur, n’est-ce pas. Alors ? Faut-il se comporter comme le mauvais lecteur ? Ne faut-il pas simplement trouver l’espace entre nous, lecteurs, et le texte, comme nous y invite l’auteur ?

La mère se suicide lorsque Amos a douze ans. Ce terrible moment est repris plusieurs fois par l’auteur, comme si la douleur lui brûlait encore l’âme. Description bouleversante de celle qui ne peut plus dormir et qui erre dans la nuit, colère, regrets, remords de l’enfant ; toutes les étapes du deuil sont admirablement décrites, suit l’éclatement de la famille et le père infidèle qui se remarie un an après. Amos ne pardonnera jamais. Les chapitres exprimant la vengeance terrible de l’adolescent vis à vis de ce père qu’il estime responsable de la mort de la mère représentent à mon avis un sommet rarement atteint de cruauté.

L’adolescent de quinze ans tue son père symboliquement en abandonnant le nom de Klausner pour prendre celui de Oz qui signifie « force » en hébreu. L’adolescent en qui le père avait placé tous ses espoirs devient paysan et change de nom. Plus tard vient le moment où le père mendie une entrevue avec son fils, et la façon dont l’adolescent traite ce père épuisé et humilié est à mon avis un sommet de la littérature. J’ai rarement lu des pages d’une telle violence morale. De la littérature, je vous dis. Comme Sophocle, cité par l’auteur…

Parfois l’écrivain prend du recul, parle de sa vie présente et de la façon dont il recrée le passé. La dureté qu’il manifeste, le pardon qui ne semble jamais avoir été vraiment, et cette mère autour de laquelle tout revient, en une farandole douloureuse de regrets et de solitude laisse un sentiment poignant de gâchis.

À mille années de ténèbres les uns des autres, écrit-il, des ténèbres qui vibrent du sombre éclat de la douleur et de la création littéraire.

 

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