Le Général Solitude d’Eric Faye n’a d’intérêt ni pour l’originalité de son sujet ni pour la façon dont il est traité et les références littéraires qui viennent à l’esprit en le lisant abondent.
Cela commence comme Le Désert des Tartares ou Le Rivage des Syrtes: le général Soledad, chef d’une armée de mille hommes, face à l’immensité verte d’une jungle que l’on suppose amazonienne, scrute l’horizon à la recherche de signes de vie des insurgés.
Même attente. Même solitude de l’homme face à l’immensité. Même hostilité supposée de ce qui se trouve en face, quelque part, et ne demande qu’à s’exprimer pour que le destin se mette en marche.
Le général Soledad, le soir de ses quarante ans, alors qu’il fête son anniversaire, est alerté par une sentinelle : on aperçoit des feux qui brûlent à l’horizon. Ces feux fascinent l’armée et son général : ils viennent d’un endroit impossible, ils varient, ils sont un appel. Le général doit rejoindre l’armée espagnole du général San Martinez à Iquita mais il décide de partir en direction des feux, avec toute son armée.
Désobéissance caractérisée, retour impossible, là encore peu d’originalité: le Rivage des Syrtes explore le thème avec une tout autre richesse. Quant à la suite de l’histoire, ces mille hommes construisant une cité idéale autour d’une place dont le centre est une fleur, une fleur si grande et si belle, que sa croissance terminée la plante meurt, la métaphore est transparente. Ce paradis non répertorié, ce monde voué à la destruction (aucune femme dans l’armée, donc aucune procréation ni continuation possibles), ce monde égoïste né de la motivation pathétique d’un homme qui veut oublier une femme, reste abstrait tout au long du livre.
Mélange des créations des utopistes du XIXème siècle et de Sa majesté des mouches lorsque le général en vient à des punitions aberrantes, ce conte sur la toute puissance des mots ne fait pas peur. Jamais nous ne pensons que c’est pour de vrai : nous sommes dans l’épure, rien de charnel ou d’effrayant dans ce monde abstrait voué à la disparition.
Mais alors, me direz-vous, où est l’intérêt de ce livre ? Dans l’écriture, uniquement dans l’écriture, et qui dira que ce n’est pas suffisant ?
Ecoutez ces mots qu’il faut prononcer à voix haute, comme le discours du général devant ses hommes : « Ce soir, j’ai envie de rudoyer les mots, leur faire dire ce qu’ils n’ont jamais avoué, non, pas sous la torture, mais sous ivresse. Qu’ils pivotent enfin, cessent de rester au garde-à-vous, dévoilent leur face cachée. Ce soir je souhaite une levée en masse des mots oubliés. Que les lieux communs soient rayés de la carte ! Sur la place j’ai prononcé des mots très écoutés. J’ai appelé les colons à hisser leur âme sur la grande vergue, à renoncer aux grossièretés. Remplacez-les ! leur ai-je dit. Poétisez-les ! Jurez par les prénoms de celles qui vous ont trahis, de ceux… Si un madrier tombe sur votre pied, gueulez à travers la cité : Dolorès ! Ofelia ! Elena ! Jurez ! Jurez de ne plus jurer que par leurs prénoms, jusqu’à ce qu’ils aient perdu leur contenu, leur contenance, loin de nous, devant leur miroir, dans la rue, pendant la joie ou le cafard ».
Ce livre est un hommage à la toute puissance des mots, avec ses phrases peaufinées, lustrées jusqu’à devenir des pierres de lune, un hommage à l’amour aussi, car tout le monde créé par le général Solitude comme un bouclier contre le risque d’aimer n’est que baudruche : les soldats se sauvent. L’oubli des autres est impossible et le volcan vient opportunément ensevelir ce monde et ses occupants sous un linceul de cendres.
Reste le journal du général, comme dans les histoires de pirates, et nous voilà revenus aux contes pour enfants.
Un conte, donc, mais les contes de notre enfance, avez-vous oublié le plaisir que vous avez éprouvé à les écouter ? Le Général Solitude n’est pas indispensable dans votre bibliothèque, mais vous passerez un beau moment ; vous vous arrêterez ici ou là pour réfléchir à votre propre vie, au sens du destin, de la prise de décision, de la création, de la solitude aussi. N’est-ce pas déjà beaucoup ?
beau papier, Nicole… et merci pour votre commentaire sur l’Oiseau… c’était pour moi une occasion de m’envoyer en l’air…
dans la littérature américaine, connaissez-vous RICHARD YATES ? sinon, je vous recommande fortement ses quelques livres traduits en français dont « La fenêtre panoramique » (au cinéma « Les noces rebelles » (!)), « Easter Parade » et le dernier paru que je viens de terminer « Menteurs amoureux » (nouvelles)
@ plus amicalement
Jacques
Merci Jacques pour la recommandation…
Pour moi, Richard Yates est l’équivalent américain de Valéry Larbaud, à savoir un écrivain pour écrivains, injustement oublié.
A bientôt de vous lire,
Amicalement
Nicole