Archives mensuelles : mars 2012

Les deux photos de Louis Favre

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La première date de septembre 1942, la deuxième de janvier 1944, seize mois les séparent, sur l’une un jeune homme triomphant, sur l’autre un homme qui sait qu’il va être arrêté, c’est la même personne, Louis Adrien Favre, Missionnaire de Saint François de Sales mais il est difficile de le reconnaître.

Qui a pris les photos ? Parmi les religieux du petit séminaire nous savons que Frère Jean-Baptiste possédait un appareil et les deux clichés ont été pris au petit séminaire de Ville-la-Grand, à la frontière franco-genevoise. Le premier dans le jardin situé à l’arrière de l’établissement, contre le mur de la frontière, l’autre dans la cour, devant le bâtiment.

Bonjour à travers les barbelés
Copyright MSFS

Sur la première photo il fait très beau : Louis pose contre le mur du jardin du juvénat de Ville-la-Grand, chemisette blanche, cravate et pantalon noirs – la tenue qu’il porte lorsqu’il se trouve à Genève, la république ne tolérant aucun signe religieux – , il sourit, les bras en croix et les mains touchant le sommet du mur de chaque côté, « Bonjour à travers les barbelés… 9 sept.1942 » écrit-il au bas du cliché.

Ce « Bonjour à travers les barbelés » et non devant indique, tout comme la façon dont il est vêtu, que la photo n’est pas destinée à ses correspondants français mais à ses amis suisses, même s’il donnera des clichés à sa famille. Nous sommes en 1942, les photos sont rares, le même cliché est reproduit plusieurs fois.

La photo est pleine d’enseignement : Louis ne mesure pas plus d’un mètre soixante-dix, le sommet de sa tête touche le sommet du mur, au-dessus, un piquet métallique et deux rangées de barbelés visibles. A cet endroit les barbelés sont visiblement très lâches. Est-ce à force d’avoir été soulevés pour permettre le passage des fugitifs ?

Le petit séminaire est situé très exactement à la frontière franco-genevoise, les murs du jardin servent de frontière, l’occupant a érigé une rangée de barbelés au sommet pour empêcher le passage vers la Suisse. Louis se fait prendre en photo devant l’endroit même où il fait passer les Juifs pourchassés et les résistants… Provocation ? Pied de nez à l’occupant ? Message à ses amis suisses ?

A cette date Louis ne travaille pas encore pour les réseaux Gilbert du colonel Groussard, ce sera plus tard, en novembre, lorsque les Allemands envahiront la zone libre. Travaille-t-il déjà avec les services de renseignement suisses ? C’est probable, ce qui est certain c’est qu’il fait partie du réseau de renseignement du plus important mouvement de la zone libre et qu’il fait passer les Juifs qui demandent son aide. Louis se trouve en état de désobéissance absolue vis à vis de sa hiérarchie. Cela fait plusieurs mois qu’il a organisé les passages par le Juvénat et depuis la rafle du Vel d’Hiv son supérieur n’émet plus d’objections. Plus même, tout l’établissement collabore au sauvetage des proscrits.

Louis ne regarde pas l’objectif, il plisse un peu les yeux, l’ombre de ses bras indique un soleil de midi, éblouissant.

La lumière rend sa chemise presque lumineuse, il fait chaud, il est investi d’une mission, il l’accomplit en toute conscience au milieu d’autres compagnons de lutte. Tout est clair, à ce moment-là de sa vie.

La dernière photo
Copyright MSFS

Seize mois plus tard, le photographe prend la dernière photo de Louis vivant : amaigri, dans le froid et la cour déserte de l’école, il est l’expression même de la solitude et de la tristesse.

Il fait froid et gris. La photo est en noir et blanc, mais le froid est presque palpable, et le gris du ciel, et la solitude de Louis.

Il n’occupe pas le centre de la photo : mains dans les poches de son manteau trois quart en laine noire, il regarde en direction du portail où se tient le photographe.

Soutane noire, manteau noir et col blanc, la tenue des prêtres en France.

Il a trente-trois ans, c’est l’hiver, il fait si froid, d’énormes cernes font des vagues qui rejoignent presque ses pommettes.

Il a trente-trois ans mais il semble beaucoup plus vieux et il n’arrive pas à sourire à celui qui lui fait face.

Il semble très calme, épaules droites, mains dans les poches, prestance de celui que les commères appellent « le prêtre élégant ».

Il sait que la Gestapo va venir l’arrêter.

Il ne fuira pas vers la Suisse toute proche, là, à trente mètres à peine, il ne franchira pas le mur qu’il a fait enjamber à tant de fugitifs, il restera jusqu’au bout.

La photo est petite, gondolée, mais il est là, et sa présence s’impose, ce regard triste, cette attitude ferme, mains dans les poches, il fait si froid. Comme il est maigre ! Comme il est loin le jeune homme rieur qui faisait la nique à l’occupant, en écrivant Bonjour à travers les barbelés… 9.Sept.1942 !

La Gestapo. L’angoisse. La peur. L’absence de sommeil. Ils vont venir, ils devraient être déjà là.

La tentation de la fuite : la Suisse se trouve de l’autre côté du mur du jardin, il a fait passer tant de monde, soulevé tant d’enfants, que fait-il encore là ? N’a-t-il pas assez donné ? Les mises en garde viennent de tout côté : Attention, Louis, vous êtes imprudent, trop d’agitation, trop de monde autour de vous, il faut cesser les passages, limiter les courriers de la Résistance…

Tout le monde comprendrait, beaucoup seraient soulagés.

Le Père directeur et ses confrères béniraient le Seigneur, enfin la brebis égarée est rentrée dans le giron de la communauté : Louis Favre n’exerce plus ses activités de terroriste dans l’établissement !

Le colonel Groussard respirerait mieux : ce jeune exalté attire l’attention de la Gestapo, avec tous ces Juifs qui se rendent au Juvénat, toute la région d’Annemasse est au courant. De la discrétion, de la discrétion. Nous sommes en guerre, la charité passera après. Favre sera utile à Genève, il connaît tant de monde !

Louis ne peut pas.

C’est trop tard.

Autour de lui, depuis quelques jours les arrestations se multiplient. Une sorte de paralysie, de fatalisme, la frontière contre le jardin, fuir, fuir, il ne peut pas.

Il fait si froid.

Les enfants sont partis pour les vacances de Noël, ils vont bientôt revenir.

— Allons, Favre, une photo, je vous prie, la dernière de la pellicule de la fête de Noël…

Louis regarde Jean-Baptiste; il ne le voit pas.

Louis est arrêté, les religieux sont chassés de leur établissement, les enfants dispersés dans d’autres établissements scolaires.

Jean-Baptiste a oublié la pellicule, lorsque le photographe vient enfin le voir pour lui remettre l’enveloppe cartonnée.

Louis a été fusillé. Jean-Baptiste n’ose pas montrer les photos de la fête de Noël, encore moins celle de Louis. Il a un regard si triste ! Jean-Baptiste se revoit, son insistance, Allons, Favre, vous savez bien que vous aimez être pris en photo, ne vous faites pas prier !

La photo le brûle, il se confesse au Père directeur. Elle finit dans les archives de la Congrégation, dans un album où personne ne viendra la chercher. Pendant presque soixante-dix ans, jusqu’à ce que le Père Provincial la retrouve, elle  reste enfouie dans les papiers des Missionnaires.

Elle resurgit, fripée, d’un passé en noir et blanc dont la douleur n’arrive pas à s’effacer.

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Lecture rapide

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Pendant les cérémonies incontournables que sont mariages et enterrements, comme si la proximité des engagements que l’on suppose définitifs excitait les travers des participants, explosent situations incongrues et comique involontaire…

Travers numéro un : la distraction.

La journée était belle, vraiment belle, le mariage de la fille de mon amie Marianne allait rayonner dans les souvenirs comme la plus belle journée de juin. Et nous aussi nous étions beaux : toute la famille s’était pomponnée depuis le matin, prête à avaler les kilomètres qui nous reliaient à la petite ville où le mariage devait être célébré en robe longue pour les dames et costume trois pièces pour les messieurs.

Un grand mariage, vous l’aurez compris.

Nous avions pris une marge suffisante pour ne pas arriver en retard, les retardataires c’est la plaie des mariages. Les femmes en tenue sexy entrent dans l’église et les maris des femmes ponctuelles lorgnent sur leur arrière-train, cela met une mauvaise ambiance au moment de l’orgue et des fleurs blanches devant l’autel.

Mon mari avait regardé le plan, aucun problème, les petites villes c’est sans imagination, l’église se trouve toujours au centre et celle-là ne fait pas exception.

Belle journée, pas trop de circulation, cinq minutes avant la cérémonie nous avons garé la voiture devant l’église.

Oui, juste devant.

Un tel coup de chance nous ravit avant de nous inquiéter sérieusement : le parking de l’église était désert.

–        C’est étonnant, tu ne trouves pas ? Toute la noce devrait être là, il est bientôt trois heures…

Pas une âme à l’horizon. Pas de somptueuse voiture décorée avec débauche de glaïeuls et de roses blanches. Un affreux doute commença à s’insinuer dans les esprits :

–        On s’est trompés de samedi ?

–        Elle a renoncé à se marier ?

–        Au fait, tu as le carton d’invitation ?

Bien sûr que j’avais le carton d’invitation, ils me prenaient pour qui ? Main fébrile, main tremblante, double page cartonnée, festonnée, bons mariés, bonne date, bonne heure mais Cérémonie à l’église réformée.

Nous nous étions trompés d’église. En membre très actif du club MFE (mauvaise foi évidente) je me mis à arroser mon malheureux mari de noms plus fleuris les uns que les autres pendant qu’il cherchait frénétiquement un plan de la ville.

Pas de plan.

–        Il faut demander dans un commerce, ils doivent savoir, les commerçants savent tout !

L’homme est un saint. Il supporte mes sautes d’humeur, mes oublis, mes plats carbonisés, il supporte tout. SAUF de demander son chemin. Cela signifie que son sens de l’orientation infaillible est pris en défaut, quelque chose comme une atteinte directe à sa virilité, vous l’aurez compris.

–        Inutile ! Dans toutes les villes les églises se serrent les unes contre les autres, en plus cela se voit, ce genre d’édifice ! On remonte dans la voiture et on cherche !

Quand il use de ce ton-là, personne ne conteste.

La ville n’était pas grande, mais pas si petite que ça. Et même les petites villes ont des plans de circulation, des sens uniques et des sens interdits. Sans compter les feux, rouges, évidemment. Cela virait au cauchemar, nous allions emboutir une voiture, un gendarme ou une vieille dame, et pas un mot dans la voiture, l’atmosphère n’était pas à la chansonnette ou aux consignes de prudence.

Pas d’église réformée en vue, pas de voitures décorées, rien. Enfin, dans une ruelle en pente, notre fille entrevit un cœur blanc à l’arrière d’une voiture.

–        Là !

Vigoureuse marche arrière et pas une place de libre, rien que des voitures rutilantes avec un cœur blanc sur la plage arrière et des rubans sur les balais des pare-brise. Encore un tour, enfin une place dans une rue adjacente, et les dames de la maison de cavaler en talons aiguilles en soulevant la robe longue pour courir plus vite dans la montée, nous entendions déjà les grandes orgues, au loin on voyait le toit pointu de la petite église… Le mariage était terminé et les gens commençaient à sortir.

– Félicitations pour votre sermon, monsieur le Pasteur !

Nous avons pris la file, félicitant le pasteur d’un sermon que nous n’avions pas suivi, un peu rouges tout de même, puis la file des gens qui embrassaient les mariés.

–        Vous vous êtes trompés d’église, je parie, me murmura mon amie Marianne en souriant.

Un sourire complice et elle me glissa le cœur blanc et les rubans dans mon sac.

 

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Le koala tueur

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Le Koala tueur
Crédit Editions Autrement

Amateurs d’écrivains patauds à l’ego sous dimensionné et d’aventures loufoques et dangereuses, précipitez-vous sur Le koala tueur et autres histoires du bush le recueil de nouvelles de Kenneth Cook aux éditions Autrement.

Calé dans votre fauteuil, vous éclaterez d’un rire nerveux puis homérique devant les pérégrinations du narrateur, expert en expéditions foireuses dans une brousse dangereuse et inattendue où son flegme et sa naïveté sont mis à rude épreuve.

L’outback australien de Kenneth Cook abonde en serpents mortels, crocodiles en rut ou mangeurs d’hommes, koalas et cochons plus dangereux qu’un taureau blessé et autres chameaux à l’haleine tueuse. Quant aux humains qui le peuplent, imbibés de bière ou couverts de poussière rose, mineurs d’opale ou aborigènes roublards, chercheurs d’or ou braconniers de crocodiles, leur absence de scrupules ou leur folie participent à la démesure.

Ce tableau aurait pu être terrifiant.

C’est sans compter le narrateur : « Je dois préciser que je suis un homme d’âge moyen qui mène une vie plutôt sédentaire, évite soigneusement tout exercice qui présente toutes ses histoires comme véridiques, s’adonne à des abus de nourriture et d’alcool. Autrement dit, je suis gros et en très mauvaise forme physique ».

Rien d’un aventurier, donc.

Au moral, le portait n’est pas tellement plus flatteur : naïf, embarqué malgré lui dans des tribulations plus hilarantes les unes que les autres, qu’il donne un lavement à une éléphante constipée ou tire un ivrogne loin de la cage de serpents où il cuve son alcool, Kenneth Cook est un peureux courageux et un incomparable narrateur.

Kenneth Cook le maladroit magnifie son pays avec ses litotes renversantes et son humour pince-sans-rire : «  L’un des mythes répandus sur l’Australie, c’est qu’elle n’abrite aucune créature dangereuse, hormis les crocodiles, les serpents et les araignées. C’est faux. Il y a des aborigènes et des chameaux. Individuellement, ils sont redoutables. Ensemble, ils sont quasi mortels. Ils sont deux qualités communes : une conscience ineffable de leur supériorité (malheureusement tout à fait fondée) et un mépris total de mon bien-être personnel ».

Vous allez rire comme cela ne vous est pas arrivé depuis longtemps avec cependant, ici ou là, furtivement, une impression de malaise. La pauvreté sinon la misère d’un certain nombre d’humains, l’ennui qui mène à des situations qui pourraient être mortelles, le danger de cet arrière-pays immense transparaissent d’une manière quasi inconsciente.

Kenneth Cook est mort alors qu’il campait dans le bush, l’histoire ne dit pas ce qui a provoqué sa crise cardiaque, fou-rire ou frayeur, dans la solitude et l’immensité qu’il savait si bien décrire.

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L’album de photographies

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Des cris retentissent de haut en bas de la vieille maison et leurs parents grondent, on leur a si souvent demandé de crier moins fort, lorsqu’ils étaient petits, et ce sont eux qui désormais exigent le silence pendant que leur propre père s’exclame :

– Mais laissez-les vivre, ces petits !

Sa femme s’active avec lenteur, petite souris silencieuse, comme toujours. Elle prépare le café. Le frère et la sœur se regardent en silence, ils regardent leurs vieux parents, le cœur serré par les gestes hésitants de leur mère, le voile dans les yeux de leur père, son teint cireux. Il a demandé à voir tous ses enfants, ils sont les premiers arrivés.

Le bruit des enfants, là-haut, a cessé puis un grondement dans l’escalier, les vitres de la porte de la cuisine qui tremblent :

– Regardez ce qu’on a trouvé !

– Montre, mon petit.

Les enfants ont retrouvé l’album de photographies ; la qualité de silence, tout à coup, les vieux parents qui se regardent… Déjà le fils se lève et cède la place à sa mère, c’est là qu’elle doit être, tout près de celui qu’elle a choisi il y a si longtemps.

Les enfants vont chercher des chaises, tout le monde s’installe autour de la table de la cuisine.

C’est un très vieil album, la couverture est très épaisse, la tranche aussi. On a l’impression qu’il doit contenir des centaines de photos, mais à l’intérieur, surprise, chaque photo est installée dans une sorte de niche : un papier translucide protège la photo calée contre une page aussi épaisse qu’un papier à dessin de fort grammage. Rien à voir avec les albums en plastique aux vives couleurs dans lesquels on enfermait ses souvenirs de vacances avec un maximum d’efficacité et de désinvolture il y a une quinzaine d’années, rien à voir avec nos photos numériques dématérialisées. Ici, chaque photo est précieuse, une seule par page, et les personnages oubliés nous fixent d’un air grave, sans un sourire.

Le grand-père sort la première photo : elle n’est pas collée, juste calée précautionneusement depuis des décennies dans son lit de papier. Un couple debout devant un fond nuageux pose dans le studio du photographe. Les mariés tiennent chacun une paire de gants, elle en manteau blanc jusqu’aux genoux, coiffe blanche et voile court, les cheveux ondulés en boucles savantes, lui les cheveux lisses et brillants, costume noir, cravate foncée. Ils fixent gravement l’objectif. Lui est très maigre, très grand, les oreilles un peu décollées. Elle semble fragile, avec ses grands yeux noirs et ses pommettes hautes, si petite à côté de l’homme qui la domine. On dirait qu’elle se tait déjà.

Les yeux des petits vont et viennent, de la photo de studio à leurs grands-parents attablés. Ils scrutent les visages, interrogent le temps.

– Alors c’est toi à côté, pépé ? murmure une petite voix incrédule.

Le jeune homme maigre sur la photo, c’est son grand-père, aux genoux si confortables ? C’est possible d’être si jeune et si vieux ? Gros et maigre ?

– Tu avais l’air d’un voyou !

Rires de l’assistance : c’est vrai que le jeune homme de la photo semble vouloir avaler le monde entier. L’ancien jeune homme rit, sa femme aussi. C’est sûr, il voulait le monde entier, il ne l’a pas eu, mais tout de même, un petit morceau.

Il remet soigneusement la photo, tourne la page. Photo de groupe, cette fois : les mariés posent, entourés des invités de la noce, installés sur des bancs en pyramide, pour que l’on voit bien tout le monde. A la gauche de la mariée, ses parents, et puis une très vieille dame, l’arrière-grand-mère, sans doute. A la droite du marié ses parents, puis un couple à l’air sévère, l’homme tient une petite fille sur ses genoux. Il n’y a que deux enfants dans cette noce là, mariage de guerre ou juste après, on n’invite que la plus proche famille. Trois hommes ont un crêpe noir leur barrant le revers de la veste. Personne ne sourit. Trente-cinq visages regardent l’objectif, à la parade.

La photo circule de main en main, lentement. Les enfants cherchent les regards, s’attardent sur les visages. La petite fille du premier rang, sur les genoux de son père, on dirait leur cousine : les mêmes yeux graves et noirs qui interrogent le monde avec insistance, les mêmes boucles dorées en cascade… Les enfants se regardent, scrutent la photo sépia, interrogent les visages, les leurs, ceux de la photo, troublés par cette ressemblance. D’autres visages se répondent en écho, les quatre enfants jouent aux devinettes : qui est le fils de qui ? Ils interrogent le passé, cherchent leur avenir, mais les visages se taisent, sévères. Ils rendent la photo.

La photo reste entre les vieux parents. A leur tour ils se souviennent de ce groupe qui les avait honorés, qui leur avait souhaité longue vie. Ils sondent les visages, se racontent à mi-voix des choses qui ne sont destinées à personne d’autre. Penchés l’un contre l’autre, ils examinent la photo, posent un doigt sur un visage, puis un autre. Ils passent en revue leurs morts, tous les morts de la photo, les jeunes, ceux qui ont brûlé les étapes et n’auront jamais connu la vieillesse et la maladie, ceux qui ont « fait leur temps » et se sont éteints au fil des années.

Cette photo les trouble : tous ces morts, sur ces trois bancs ! Tout ce temps qui s’en est allé sournoisement, et eux si vieux, et eux si fragiles, mais tous les deux quand même.

Ils se regardent, ils se cherchent comme les enfants ont cherché les ressemblances, et ce silence, autour de la table, le café qui refroidit et les enfants trop calmes. La photo sur la table.

Le silence et le café et la gêne, le vieil homme repose la photo dans son papier de soie, tourne la page. Un rire léger :

– Quelle bande on faisait !

Sept jeunes hommes, le sourire crâne, le béret posé sur le côté, qui se tiennent tous par l’épaule : chacun va avaler le monde avec l’aide et la folie des six autres. La vieille femme tourne d’autorité la page, complicité de mâles, reçue comme un obstacle.

Un bébé fessu regarde le photographe : posé sur un coussin recouvert de dentelle, il éclate d’indignation.

– Mais c’est notre oncle ! Regardez ! C’est lui, il a déjà l’air de commander tout le monde !

Tout le monde rit, la photo fait le tour de la table : oui, c’est bien le patron autoritaire qui n’a jamais le temps de s’arrêter et qui n’est pas encore arrivé…

– Nous lui avons sauvé la vie, à ce bébé tyrannique. Tu te souviens comme on s’est relayés jour et nuit, tous les deux, alors que tout le monde était convaincu qu’il allait mourir ?

Oui, elle se souvient, elle redresse le dos, ses yeux brillent. Ils se regardent : ils ont vaincu la mort en un temps sans antibiotiques, ils ont été plus forts que le docteur. Ils se regardent. Bien sûr qu’ils sont vieux, mais ils ont dominé la mort.

Les enfants reprennent l’album : ils ont compris que tous les bébés de la famille doivent poser sur un coussin, il n’y a pas de raisons que cet honneur soit réservé à leur oncle, ils en rient d’avance. Hurlements de joie :

– C’est maman !

– Et là c’est notre papa !

Le frère et la sœur se regardent en souriant, ces photos oubliées c’est leur enfance qui remonte en bulles à la surface des adultes.

– Dis donc, maman, tu étais un gros bébé !

– Tu avais déjà l’air de trop réfléchir…

– Regardez mon papa comme il est beau ! C’est le plus beau bébé !

Les bébés dans leur posture ridicule représentent les dernières images solennelles de l’album. Le format change. De petites photos rectangulaires au bord dentelé et à la texture brillante apparaissent : les parents ont acheté un appareil.

Au début on ne sait manifestement pas quoi faire de son corps. On a de la peine à oublier la dictature du photographe et de son studio, on est intimidé. Il y a trois photos apprêtées avec un parrain ou une marraine portant un bébé dans les bras. La photographie doit rester un luxe, les petits appareils numériques que nous manions sans y penser n’existent pas. L’image a encore un caractère sacré : le cadrage est réfléchi. Pas de mitraillage : quatre ou cinq photos chacun, pas plus, avant la première communion, à l’âge de douze ans.

Et là, retour chez le photographe, le chapelet dans les mains et l’air d’une petite mariée empotée ou d’un père blanc pour les garçons. Le photographe. Les enfants n’y ont pas échappé, pas plus qu’au repas de famille, au long ennui des dimanches où l’on rêve à la vraie vie.

La vraie vie… Les vieux parents regardent encore les photos, juste pour eux deux, les photos, leur vie qui défile, celle de leurs enfants qui les regardent, chaque photo soigneusement recouchée dans son emballage.

Les enfants baillent, eux qu’une dizaine d’albums de photographies ont immortalisé en couleurs, depuis le début de leur courte vie, qui se regardent jusqu’à satiété sur l’écran de l’ordinateur, ils baillent.

– C’est vraiment vieux, ces photos, se plaint la plus petite. C’est tellement vieux qu’on dirait qu’ils sont tous morts.

Les quatre enfants s’envolent au grenier. La maison tremble, les hurlements reprennent. Décidément il faudrait qu’ils fassent moins de bruit.

– Laissez-les vivre, dit le vieil homme avec des larmes dans la voix.

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Une douleur exquise ?

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Douleur exquise

Crédit Actes Sud

Ce petit livre étroit et allongé, couverture de toile grise et rugueuse et lettres flamboyantes, avec sa tranche brillante comme celle d’un missel satanique, l’intérieur noir profond et toujours la tranche incarnat, son titre enfin – Douleur exquise vous laisse supposer des délices sadomasochistes.

Que nenni : l’association troublante évocatrice de plaisirs interdits, l’oxymore apparente entre douleur et plaisir est en fait un terme médical qui signifie « douleur vive et nettement localisée », comme le précise Sophie Calle en débutant son livre.

Précision des mots, précision du propos :

« Je suis partie au Japon le 25 octobre sans savoir que cette date marquait le début du compte à rebours de quatre-vingt-douze jours qui allait aboutir à une rupture, banale, mais que j’ai vécue alors comme le moment le plus douloureux de ma vie. J’en ai tenu ce voyage pour responsable. »

Première partie du livre publié chez Actes Sud, pages cernées de rouge où, comme à son habitude, la plasticienne inscrit photos et répliques des personnes rencontrées, extraits de livres ou de lettres : la vie en marche, les découvertes, l’attente de l’homme aimé, le désir, symbolisés par le compte à rebours établi et apposé sous la forme d’un tampon rouge sur toutes les photos.

Ces photos sur papier glacé, à la fois superbes et envahissantes, majoritairement en noir et blanc avec de subtiles ou violentes exceptions, ont d’abord fait partie d’une exposition avant leur intégration dans ce livre. Le résultat dans le petit format d’Actes Sud pouvait faire craindre le pire ; le résultat est magnifique.

Gros plan du lit de la chambre où Sophie Calle attend des nouvelles de son amant. Il s’agit d’une double page dont la tranche est rouge côté gauche (Sophie est folle d’inquiétude : a-t-il eu un grave accident ?) et noire côté droit (elle a réussi à le joindre : il n’est pas venu parce qu’il aime une autre femme).

Suit un faire-part cerné de noir :

« De retour en France, le 28 janvier 1985, j’ai choisi, par conjuration, de raconter ma souffrance plutôt que mon périple. En contrepartie, j’ai demandé à mes interlocuteurs, amis ou rencontres de fortune : « quand avez-vous le plus souffert ? » Cet échange cesserait quand j’aurai épuisé ma propre histoire à force de la raconter, ou bien relativisé ma peine face à celle des autres. »

Cette deuxième partie du livre concrétise la douleur de diverses façons : le papier, d’abord, qui était agréable au toucher dans la première partie. Plus de brillance, le regard n’accroche plus, le papier mat, granuleux, suggère la pauvreté, la perte. Les photos triomphantes de la première partie occupent désormais le petit tiers supérieur, page de gauche la photo récurrente du téléphone rouge posé sur le lit, page de droite une photo illustrant le récit de son interlocuteur du jour. Le récit de la rupture de Sophie s’accompagne du compte des jours avant que la peine disparaisse, l’ensemble constitue une sorte de sablier inversé. Mais cette fois pas de gros tampon flamboyant, un chiffre sans fioritures, rouge sur le fond noir de la page.

L’ensemble du livre-objet est extrêmement cohérent, beau et troublant à la fois.

Sophie Calle utilise sa vie, les gens qu’elle rencontre ou qu’elle aime sans vergogne, pourtant ce n’est pas indécent. La parenté avec l’œuvre d’Annie Ernaux se révèle, à la fois évidente et déconcertante. L’universel issu du particulier, des détails les plus crus, les plus élémentaires du particulier.

Quoi de plus banal qu’une rupture ? Elle est partie trois mois, il lui a proposé avant son départ de la retrouver à une date précise à New Delhi. La veille de la date il confirme son arrivée mais il ne viendra pas, choisira un étrange moyen pour lui signifier qu’elle est remplacée.

Ce récit compulsif occupe la page de gauche de la deuxième partie du livre, théâtralisé par le fond noir de la page, sans cesse ressassé avec de subtiles variations, mais toujours le lit, mais toujours le téléphone rouge. L’évolution de la douleur de l’amour à celle de l’amour-propre : « Il ne m’a pas laissé le temps de le quitter la première. »

En face du récit de Sophie Calle, les confidences de ses interlocuteurs, lettres noires sur fond blanc, de manière classique : leur douleur est-elle moins importante ? Sophie Calle veut-elle marquer sa différence ? Avait-elle peur de lasser le lecteur avec ce fond noir un peu pénible à soutenir sur la longueur ?

Ces compte-rendus de deuil et de rupture amoureuse évoquent la violence de la mort, la déchirure, la difficulté à passer à autre chose, avec parfois certaines dissonances :

« L’apogée de la douleur, c’est un après-midi – je ne me souviens pas du jour ni de l’année – à l’entrée d’un cinéma de Marrakech. Je devais avoir dix ans. Je regardais les photos. Je me suis soudain senti incompris. J’ai pleuré, beaucoup pleuré. J’ai pris conscience que j’étais malheureux comme seul peut l’être un enfant. La mort de ma mère, écrasée par un camion, ou celle, l’année suivante, de mon père, assassiné, m’ont affecté, mais j’ai moins souffert. »

A travers tous ces récits, la notion de douleur semble universelle avec d’étranges décrochements comme celui que je viens de citer : l’amour, la mort, la déchirure.

J’aimerais conclure par le récit qui m’a le plus touché, celui d’un tout jeune homme (dix-huit ans) qui devient aveugle du jour au lendemain: « On m’a hospitalisé à Cochin et on a prévenu ma mère qui vivait à Oran. Elle était très pauvre, ne parlait pas le français. Elle a réussi à prendre le bateau pour Marseille, où elle a mendié l’argent du billet de train. Elle est arrivée dans ma chambre d’hôpital à la mi-juillet. C’est le récit de son voyage qui reste mon plus douloureux souvenir. Plus que la perte de la vue. »

La mère du jeune homme avait mis un mois à rejoindre son fils, et son terrible voyage, immense preuve d’amour, hante son fils.

Dans ce livre, le seul récit altruiste de la douleur toujours ramenée à soi est un récit de lumière donné par quelqu’un qui a perdu la vue. Là se trouve la seule oxymore de ce livre qui se termine par l’évocation d’un suicide dont le point de départ est dérisoire : l’accusation de vol d’un petit pot de crème.

Quelle que soit sa cause, aussi ténue soit-elle, la « douleur exquise » peut mener à la mort.

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