Des cris retentissent de haut en bas de la vieille maison et leurs parents grondent, on leur a si souvent demandé de crier moins fort, lorsqu’ils étaient petits, et ce sont eux qui désormais exigent le silence pendant que leur propre père s’exclame :
– Mais laissez-les vivre, ces petits !
Sa femme s’active avec lenteur, petite souris silencieuse, comme toujours. Elle prépare le café. Le frère et la sœur se regardent en silence, ils regardent leurs vieux parents, le cœur serré par les gestes hésitants de leur mère, le voile dans les yeux de leur père, son teint cireux. Il a demandé à voir tous ses enfants, ils sont les premiers arrivés.
Le bruit des enfants, là-haut, a cessé puis un grondement dans l’escalier, les vitres de la porte de la cuisine qui tremblent :
– Regardez ce qu’on a trouvé !
– Montre, mon petit.
Les enfants ont retrouvé l’album de photographies ; la qualité de silence, tout à coup, les vieux parents qui se regardent… Déjà le fils se lève et cède la place à sa mère, c’est là qu’elle doit être, tout près de celui qu’elle a choisi il y a si longtemps.
Les enfants vont chercher des chaises, tout le monde s’installe autour de la table de la cuisine.
C’est un très vieil album, la couverture est très épaisse, la tranche aussi. On a l’impression qu’il doit contenir des centaines de photos, mais à l’intérieur, surprise, chaque photo est installée dans une sorte de niche : un papier translucide protège la photo calée contre une page aussi épaisse qu’un papier à dessin de fort grammage. Rien à voir avec les albums en plastique aux vives couleurs dans lesquels on enfermait ses souvenirs de vacances avec un maximum d’efficacité et de désinvolture il y a une quinzaine d’années, rien à voir avec nos photos numériques dématérialisées. Ici, chaque photo est précieuse, une seule par page, et les personnages oubliés nous fixent d’un air grave, sans un sourire.
Le grand-père sort la première photo : elle n’est pas collée, juste calée précautionneusement depuis des décennies dans son lit de papier. Un couple debout devant un fond nuageux pose dans le studio du photographe. Les mariés tiennent chacun une paire de gants, elle en manteau blanc jusqu’aux genoux, coiffe blanche et voile court, les cheveux ondulés en boucles savantes, lui les cheveux lisses et brillants, costume noir, cravate foncée. Ils fixent gravement l’objectif. Lui est très maigre, très grand, les oreilles un peu décollées. Elle semble fragile, avec ses grands yeux noirs et ses pommettes hautes, si petite à côté de l’homme qui la domine. On dirait qu’elle se tait déjà.
Les yeux des petits vont et viennent, de la photo de studio à leurs grands-parents attablés. Ils scrutent les visages, interrogent le temps.
– Alors c’est toi à côté, pépé ? murmure une petite voix incrédule.
Le jeune homme maigre sur la photo, c’est son grand-père, aux genoux si confortables ? C’est possible d’être si jeune et si vieux ? Gros et maigre ?
– Tu avais l’air d’un voyou !
Rires de l’assistance : c’est vrai que le jeune homme de la photo semble vouloir avaler le monde entier. L’ancien jeune homme rit, sa femme aussi. C’est sûr, il voulait le monde entier, il ne l’a pas eu, mais tout de même, un petit morceau.
Il remet soigneusement la photo, tourne la page. Photo de groupe, cette fois : les mariés posent, entourés des invités de la noce, installés sur des bancs en pyramide, pour que l’on voit bien tout le monde. A la gauche de la mariée, ses parents, et puis une très vieille dame, l’arrière-grand-mère, sans doute. A la droite du marié ses parents, puis un couple à l’air sévère, l’homme tient une petite fille sur ses genoux. Il n’y a que deux enfants dans cette noce là, mariage de guerre ou juste après, on n’invite que la plus proche famille. Trois hommes ont un crêpe noir leur barrant le revers de la veste. Personne ne sourit. Trente-cinq visages regardent l’objectif, à la parade.
La photo circule de main en main, lentement. Les enfants cherchent les regards, s’attardent sur les visages. La petite fille du premier rang, sur les genoux de son père, on dirait leur cousine : les mêmes yeux graves et noirs qui interrogent le monde avec insistance, les mêmes boucles dorées en cascade… Les enfants se regardent, scrutent la photo sépia, interrogent les visages, les leurs, ceux de la photo, troublés par cette ressemblance. D’autres visages se répondent en écho, les quatre enfants jouent aux devinettes : qui est le fils de qui ? Ils interrogent le passé, cherchent leur avenir, mais les visages se taisent, sévères. Ils rendent la photo.
La photo reste entre les vieux parents. A leur tour ils se souviennent de ce groupe qui les avait honorés, qui leur avait souhaité longue vie. Ils sondent les visages, se racontent à mi-voix des choses qui ne sont destinées à personne d’autre. Penchés l’un contre l’autre, ils examinent la photo, posent un doigt sur un visage, puis un autre. Ils passent en revue leurs morts, tous les morts de la photo, les jeunes, ceux qui ont brûlé les étapes et n’auront jamais connu la vieillesse et la maladie, ceux qui ont « fait leur temps » et se sont éteints au fil des années.
Cette photo les trouble : tous ces morts, sur ces trois bancs ! Tout ce temps qui s’en est allé sournoisement, et eux si vieux, et eux si fragiles, mais tous les deux quand même.
Ils se regardent, ils se cherchent comme les enfants ont cherché les ressemblances, et ce silence, autour de la table, le café qui refroidit et les enfants trop calmes. La photo sur la table.
Le silence et le café et la gêne, le vieil homme repose la photo dans son papier de soie, tourne la page. Un rire léger :
– Quelle bande on faisait !
Sept jeunes hommes, le sourire crâne, le béret posé sur le côté, qui se tiennent tous par l’épaule : chacun va avaler le monde avec l’aide et la folie des six autres. La vieille femme tourne d’autorité la page, complicité de mâles, reçue comme un obstacle.
Un bébé fessu regarde le photographe : posé sur un coussin recouvert de dentelle, il éclate d’indignation.
– Mais c’est notre oncle ! Regardez ! C’est lui, il a déjà l’air de commander tout le monde !
Tout le monde rit, la photo fait le tour de la table : oui, c’est bien le patron autoritaire qui n’a jamais le temps de s’arrêter et qui n’est pas encore arrivé…
– Nous lui avons sauvé la vie, à ce bébé tyrannique. Tu te souviens comme on s’est relayés jour et nuit, tous les deux, alors que tout le monde était convaincu qu’il allait mourir ?
Oui, elle se souvient, elle redresse le dos, ses yeux brillent. Ils se regardent : ils ont vaincu la mort en un temps sans antibiotiques, ils ont été plus forts que le docteur. Ils se regardent. Bien sûr qu’ils sont vieux, mais ils ont dominé la mort.
Les enfants reprennent l’album : ils ont compris que tous les bébés de la famille doivent poser sur un coussin, il n’y a pas de raisons que cet honneur soit réservé à leur oncle, ils en rient d’avance. Hurlements de joie :
– C’est maman !
– Et là c’est notre papa !
Le frère et la sœur se regardent en souriant, ces photos oubliées c’est leur enfance qui remonte en bulles à la surface des adultes.
– Dis donc, maman, tu étais un gros bébé !
– Tu avais déjà l’air de trop réfléchir…
– Regardez mon papa comme il est beau ! C’est le plus beau bébé !
Les bébés dans leur posture ridicule représentent les dernières images solennelles de l’album. Le format change. De petites photos rectangulaires au bord dentelé et à la texture brillante apparaissent : les parents ont acheté un appareil.
Au début on ne sait manifestement pas quoi faire de son corps. On a de la peine à oublier la dictature du photographe et de son studio, on est intimidé. Il y a trois photos apprêtées avec un parrain ou une marraine portant un bébé dans les bras. La photographie doit rester un luxe, les petits appareils numériques que nous manions sans y penser n’existent pas. L’image a encore un caractère sacré : le cadrage est réfléchi. Pas de mitraillage : quatre ou cinq photos chacun, pas plus, avant la première communion, à l’âge de douze ans.
Et là, retour chez le photographe, le chapelet dans les mains et l’air d’une petite mariée empotée ou d’un père blanc pour les garçons. Le photographe. Les enfants n’y ont pas échappé, pas plus qu’au repas de famille, au long ennui des dimanches où l’on rêve à la vraie vie.
La vraie vie… Les vieux parents regardent encore les photos, juste pour eux deux, les photos, leur vie qui défile, celle de leurs enfants qui les regardent, chaque photo soigneusement recouchée dans son emballage.
Les enfants baillent, eux qu’une dizaine d’albums de photographies ont immortalisé en couleurs, depuis le début de leur courte vie, qui se regardent jusqu’à satiété sur l’écran de l’ordinateur, ils baillent.
– C’est vraiment vieux, ces photos, se plaint la plus petite. C’est tellement vieux qu’on dirait qu’ils sont tous morts.
Les quatre enfants s’envolent au grenier. La maison tremble, les hurlements reprennent. Décidément il faudrait qu’ils fassent moins de bruit.
– Laissez-les vivre, dit le vieil homme avec des larmes dans la voix.
On s’y retrouve…. émouvant bien observé. J’ai beaucoup aimé.
excellent récit, tres beau, merci!
Si beau et si émouvant. Eh oui les photos version papier ont quelque chose de très particulier ! Nos albums nous racontent.