Ce petit livre étroit et allongé, couverture de toile grise et rugueuse et lettres flamboyantes, avec sa tranche brillante comme celle d’un missel satanique, l’intérieur noir profond et toujours la tranche incarnat, son titre enfin – Douleur exquise – vous laisse supposer des délices sadomasochistes.
Que nenni : l’association troublante évocatrice de plaisirs interdits, l’oxymore apparente entre douleur et plaisir est en fait un terme médical qui signifie « douleur vive et nettement localisée », comme le précise Sophie Calle en débutant son livre.
Précision des mots, précision du propos :
« Je suis partie au Japon le 25 octobre sans savoir que cette date marquait le début du compte à rebours de quatre-vingt-douze jours qui allait aboutir à une rupture, banale, mais que j’ai vécue alors comme le moment le plus douloureux de ma vie. J’en ai tenu ce voyage pour responsable. »
Première partie du livre publié chez Actes Sud, pages cernées de rouge où, comme à son habitude, la plasticienne inscrit photos et répliques des personnes rencontrées, extraits de livres ou de lettres : la vie en marche, les découvertes, l’attente de l’homme aimé, le désir, symbolisés par le compte à rebours établi et apposé sous la forme d’un tampon rouge sur toutes les photos.
Ces photos sur papier glacé, à la fois superbes et envahissantes, majoritairement en noir et blanc avec de subtiles ou violentes exceptions, ont d’abord fait partie d’une exposition avant leur intégration dans ce livre. Le résultat dans le petit format d’Actes Sud pouvait faire craindre le pire ; le résultat est magnifique.
Gros plan du lit de la chambre où Sophie Calle attend des nouvelles de son amant. Il s’agit d’une double page dont la tranche est rouge côté gauche (Sophie est folle d’inquiétude : a-t-il eu un grave accident ?) et noire côté droit (elle a réussi à le joindre : il n’est pas venu parce qu’il aime une autre femme).
Suit un faire-part cerné de noir :
« De retour en France, le 28 janvier 1985, j’ai choisi, par conjuration, de raconter ma souffrance plutôt que mon périple. En contrepartie, j’ai demandé à mes interlocuteurs, amis ou rencontres de fortune : « quand avez-vous le plus souffert ? » Cet échange cesserait quand j’aurai épuisé ma propre histoire à force de la raconter, ou bien relativisé ma peine face à celle des autres. »
Cette deuxième partie du livre concrétise la douleur de diverses façons : le papier, d’abord, qui était agréable au toucher dans la première partie. Plus de brillance, le regard n’accroche plus, le papier mat, granuleux, suggère la pauvreté, la perte. Les photos triomphantes de la première partie occupent désormais le petit tiers supérieur, page de gauche la photo récurrente du téléphone rouge posé sur le lit, page de droite une photo illustrant le récit de son interlocuteur du jour. Le récit de la rupture de Sophie s’accompagne du compte des jours avant que la peine disparaisse, l’ensemble constitue une sorte de sablier inversé. Mais cette fois pas de gros tampon flamboyant, un chiffre sans fioritures, rouge sur le fond noir de la page.
L’ensemble du livre-objet est extrêmement cohérent, beau et troublant à la fois.
Sophie Calle utilise sa vie, les gens qu’elle rencontre ou qu’elle aime sans vergogne, pourtant ce n’est pas indécent. La parenté avec l’œuvre d’Annie Ernaux se révèle, à la fois évidente et déconcertante. L’universel issu du particulier, des détails les plus crus, les plus élémentaires du particulier.
Quoi de plus banal qu’une rupture ? Elle est partie trois mois, il lui a proposé avant son départ de la retrouver à une date précise à New Delhi. La veille de la date il confirme son arrivée mais il ne viendra pas, choisira un étrange moyen pour lui signifier qu’elle est remplacée.
Ce récit compulsif occupe la page de gauche de la deuxième partie du livre, théâtralisé par le fond noir de la page, sans cesse ressassé avec de subtiles variations, mais toujours le lit, mais toujours le téléphone rouge. L’évolution de la douleur de l’amour à celle de l’amour-propre : « Il ne m’a pas laissé le temps de le quitter la première. »
En face du récit de Sophie Calle, les confidences de ses interlocuteurs, lettres noires sur fond blanc, de manière classique : leur douleur est-elle moins importante ? Sophie Calle veut-elle marquer sa différence ? Avait-elle peur de lasser le lecteur avec ce fond noir un peu pénible à soutenir sur la longueur ?
Ces compte-rendus de deuil et de rupture amoureuse évoquent la violence de la mort, la déchirure, la difficulté à passer à autre chose, avec parfois certaines dissonances :
« L’apogée de la douleur, c’est un après-midi – je ne me souviens pas du jour ni de l’année – à l’entrée d’un cinéma de Marrakech. Je devais avoir dix ans. Je regardais les photos. Je me suis soudain senti incompris. J’ai pleuré, beaucoup pleuré. J’ai pris conscience que j’étais malheureux comme seul peut l’être un enfant. La mort de ma mère, écrasée par un camion, ou celle, l’année suivante, de mon père, assassiné, m’ont affecté, mais j’ai moins souffert. »
A travers tous ces récits, la notion de douleur semble universelle avec d’étranges décrochements comme celui que je viens de citer : l’amour, la mort, la déchirure.
J’aimerais conclure par le récit qui m’a le plus touché, celui d’un tout jeune homme (dix-huit ans) qui devient aveugle du jour au lendemain: « On m’a hospitalisé à Cochin et on a prévenu ma mère qui vivait à Oran. Elle était très pauvre, ne parlait pas le français. Elle a réussi à prendre le bateau pour Marseille, où elle a mendié l’argent du billet de train. Elle est arrivée dans ma chambre d’hôpital à la mi-juillet. C’est le récit de son voyage qui reste mon plus douloureux souvenir. Plus que la perte de la vue. »
La mère du jeune homme avait mis un mois à rejoindre son fils, et son terrible voyage, immense preuve d’amour, hante son fils.
Dans ce livre, le seul récit altruiste de la douleur toujours ramenée à soi est un récit de lumière donné par quelqu’un qui a perdu la vue. Là se trouve la seule oxymore de ce livre qui se termine par l’évocation d’un suicide dont le point de départ est dérisoire : l’accusation de vol d’un petit pot de crème.
Quelle que soit sa cause, aussi ténue soit-elle, la « douleur exquise » peut mener à la mort.
Magnifique chronique ! Merci Nicole pour ce partage d’un livre que je ne connais pas et que vous donnez envie de lire…