La petite

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Elle sourit et s’agite dans son berceau, poings minuscules levés au ciel, et pousse des « ah ! ah ! » de satisfaction et peut être de bonheur. Il la regarde : elle est si jolie, elle, sa fille, sa toute petite si longtemps rêvée et enfin arrivée après de longues années de mariage. Il la regarde et ne peut empêcher ses larmes de couler pendant qu’enfin elle s’endort.

Peut-être qu’elle a un don ? Les enfants handicapés ont souvent un don extraordinaire, la musique ou le calcul ou le dessin, enfin pas souvent, et il ne sait plus si c’est le cas pour les enfants mongoliens. Elle a un don, c’est sûr, autrement comment pourra-t-il survivre ?

Il sent une main lui enserrer son épaule, ils sont deux à la regarder maintenant, leur douloureuse merveille.

– Elle est belle n’est-ce pas, un vrai petit ange de Dieu…

– Oui, elle est belle, dit-il en ravalant ses larmes.

– C’est un cadeau du Ciel, cet enfant, tu ne dois pas l’oublier, elle nous apportera la lumière.

Les voilà les doigts serrés en une étreinte qui voudrait tenir le malheur à distance, revenir en arrière de quelques mois, effacer la scène, la rejouer comme dans les films où le héros et l’héroïne pleurent d’émotion devant la concrétisation de leur amour.

Le silence dans la salle d’accouchement de l’hôpital. Le médecin qui se racle enfin la gorge. Je crois qu’il y a un problème… Je suis désolé… Mon collègue pédiatre vous expliquera mieux que moi. Et eux deux qui comprennent et regardent leur fille, ce bébé qui a tout ce qu’il faut, deux bras deux jambes et qui est le plus beau bébé du monde. Leurs mains serrées, aux phalanges blanchies, le silence ralenti dans leur tête. Ce n’est pas possible, je vais me réveiller, il y a une erreur, les médecins se trompent.

Les mains jointes dans la chambre de leur bébé ils savent que le cauchemar va durer longtemps, qu’ils ne vont pas se réveiller, que le bébé qui dort et sourit dans son berceau n’aura pas la vie facile.

– C’est notre enfant et nous l’aimons, nous allons la protéger et l’aimer c’est ce que tous les parents font…

– Qu’est-ce qu’elle deviendra lorsque nous ne serons plus là ? Nous ne sommes plus très jeunes..

– Il y aura toujours quelqu’un pour s’occuper d’elle, j’en suis sûre. Aie la foi autrement tu vas désespérer.

Il se tait et baisse la tête.

Il ne l’a annoncé à personne. Tout le monde le félicite, on lui tape dans le dos au bureau :

– Alors vieux, tu en as une de ces mines ! Pas toujours facile de pouponner, hein ? Il va bien, ce bébé ? Il faut que ta femme passe un de ces jours avec lui, qu’on le voie un peu !

Il acquiesce en souriant, sûr que les nuits ne sont pas faciles, et à cinquante ans on récupère moins facilement qu’à trente.

Les vieux parents s’étonnent :

– Mais enfin, bien sûr qu’on t’a dit qu’on trouvait bête de faire un enfant à ton âge mais maintenant qu’elle est là cette petite, c’est notre petite-fille, on veut la voir !

– Je vous l’amènerai bientôt, maintenant elle a la jaunisse.

– On vient aider ta femme, elle doit être fatiguée, on est vieux mais on peut encore servir à quelque chose !

– Bien sûr, je n’ai pas dit ça, mais plus tard, on n’est pas encore très organisés.

Comment va-t-il s’en sortir ? Comment va-t-il leur dire ce qui le mine si fort à l’intérieur qu’il a l’impression d’être une surface prête à s’effondrer tellement le trou est gigantesque? Et ses grands enfants ? Ils ont très mal supporté l’annonce du bébé à venir. On peut avoir vingt ans et avoir peur d’être moins aimé. Il leur a beaucoup manqué, il s’en est rendu compte à travers leurs réactions hostiles.

– Je la prendrai dans mes bras quand elle sera plus jolie !

Ils m’ont percé le cœur et ne le savent pas. Comment leur dire sans que la culpabilité les étouffe, ce n’est pas de leur faute, ce n’est la faute à personne, enfin je m’efforce de penser que ce n’est la faute de personne.

Où était Dieu quand il nous a accordé cette immense joie ? Ne s’est-il pas trompé quelque part ? Nous étions vraiment sa cible, nous qui le servons du mieux que nous pouvons ? Pourquoi n’a-t-il pas choisi une famille de mécréants sans foi ni loi, pourquoi nous ? Nous avons vécu sur un nuage de bonheur pendant huit mois, cet enfant, après si longtemps… Ma femme a quarante-trois ans et nous avons refusé l’amniocentèse, à quoi bon risquer de faire du mal au bébé ? De toutes façons nous l’aurions gardé. Seigneur, tu nous a fait un douloureux cadeau, pourquoi éprouver ainsi tes serviteurs ?

Que va-t-elle devenir, notre petite innocente ?

Le regard des autres.

Il me fait peur.

Je ne sais pas comment la protéger, je voudrais mettre un mur entre elle et le reste du monde hostile, je voudrais filtrer les regards, les sourires, les gestes, ne garder que l’amour et l’acceptation.

J’ai peur de la pitié, du rejet, de la peur. Je pense au courage qu’il me faudra pour lui tenir la main et regarder droit devant moi sans m’occuper du creux qui se formera autour de nous. J’ai peur de manquer de ce courage, d’avoir honte, de lui faire du mal.

Il la regarde dormir dans son berceau, les poings levés, le visage reposé, comme tous les bébés du monde lorsqu’ils sont l’expression de la sérénité. C’est une marée de tendresse, si violente et si rapide qu’elle envahit tout, recouvre les pensées les plus douloureuses.

– Comme elle est belle, notre petite, notre rayon de soleil, murmure sa femme.

– Oui, elle est belle, notre petite…

 

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