Archives mensuelles : juin 2015

Mes clandestines de Sylvie Gracia, livre pour les femmes

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Mes clandestinesClandestin : personne embarquée à l’insu de l’équipage et qui reste cachée durant toute la durée du voyage. Le beau titre Mes clandestines me surprend un peu, elles sont si peu cachées, ces femmes que Sylvie Gracia regarde avec une tendre acuité. Les « clandestines » dont il est question dans ce livre, ce sont les femmes qui accompagnent ou ont accompagné l’auteure dans sa vie. Amies très chères ou relations de passage, elles sont nombreuses: jeunes ou très vieilles, rivale, cousine ou relation de travail, rencontrées dans le métro, la rue ou sur Facebook. Relations de hasard et souvent de nécessité qui vont participer à un autoportrait de l’auteur, « Autoportrait biaisé », écrit Sylvie Gracia. Biaisé certes, impudique sûrement.

Tant de temps il m’avait fallu pour conquérir mes propres ciels, savoir un peu vivre. Est-ce pour cela que j’avance de biais toujours, muette dans la vie, impudique et tranchante dans l’écriture ?

Autant le dire tout de suite, l’autofiction m’insupporte. Le livre brisé de Serge Doubrovsky a suscité tant de déshabillages complaisants chargés de masquer sous couvert de littérature l’indigence de la pensée depuis un quart de siècle ! J’étais méfiante et j’ai eu de la difficulté les vingt premières pages, je n’aimais pas :

Ce crime de traquer dans chaque histoire de femme une part de moi-même. Dans chaque miroir un effet grossissant.

Le moi féminin, pire, utérin. J’ai failli renoncer. Mais je me suis fait piéger par l’acuité du regard,  l’écriture, l’art du portrait, l’empathie pour toutes les femmes miroir certes, mais aimées, mais comprises. La magnifique Mathilde, par exemple, plus de quatre-vingt-dix ans, « Et toujours des mots fripouille balancés comme des coups de cymbales », Mathilde et sa lutte contre les pertes inexorables du très grand âge, portrait bouleversant d’une femme qui veut mourir debout :

Tant de noms et de visages ont sombré dans l’oubli. Ce n’est pas la mémoire qui trahit, c’est la vie qui a été dense, par couches s’accumulant et se neutralisant. (…) Les temps anciens résonnent plus encore maintenant qu’elle a du mal à faire deux choses à la fois. (…) Un bout de carton apparaît et disparaît dans l’appartement, parfois posé dans les toilettes, parfois pendu à la porte d’entrée. Raccrocher le téléphone est-il écrit dessus en lettres rouges et cursives.

Raccrocher.

Superbe, n’est-ce pas ?

Cette écriture qui oscille entre le rugueux et le précieux, l’élémentaire et le chantourné, cette écriture qui parfois irrite et souvent bouleverse, au plus près de ces femmes dans leur diversité et leur présence troublante. Femmes.

Annie Ernaux, l’écrivain tutélaire, sa grandiose universalité du moi comme une ombre maternelle au-dessus de Sylvie Gracia. L’ombre maternelle, celle qui a été mise à distance, fantôme douloureux qu’il faut pourtant convoquer à la fin du livre.

« Et vous, pourquoi me lisez-vous ? » demande l’auteur. Pour l’immersion dans la leçon d’écriture. Pour le regard. Pour ces petits morceaux de soi dans le grand collage (J’en ai pris beaucoup, rejeté d’autres qui m’ont semblé artificiels). Pour quelques femmes magnifiques, fantômes de ma propre vie, fantômes sans doute de la vôtre, à vous de choisir celles qui vous ont accompagnée.

Un livre féminin, un territoire exclusif où les hommes n’apparaissent qu’à contre-jour et rarement à leur avantage, un auto-portrait qui s’approche du grand modèle tout en défendant son propre carré.

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Comment transformer en douceur un innocent en criminel ?

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D’abord, faire croire au suspect que des proches (membres de la famille ou amis) se souviennent des faits. Cela le déstabilise.

Ensuite donner des détails précis concernant le moment des faits : l’endroit où il habitait, les personnes qu’il fréquentait, bref recréer le cadre dans lequel le suspect évoluait et dont il se souvient parfaitement.

Enfin encourager le suspect à chercher les faits dans sa mémoire.

C’est le travail sur le processus de récupération des souvenirs.

Dans cette expérience menée par deux psychologues canadien et anglais, 70% des étudiants soumis au processus décrit ci-dessus se souviennent de délits qu’ils n’ont pas commis, rajoutant même des détails concernant les policiers qui les ont interrogés, par exemple. Ils essaient de reconstituer l’histoire, de comprendre comment des fais qu’ils n’ont pas commis ont pu se passer. Petit à petit, ils transforment les hypothèses en certitudes : ils ont commis le crime dont on les accuse.

Nul besoin de brutalités policières, on peut manipuler les souvenirs en douceur, sans que le suspect sente la moindre pression.

Sciences Humaines, Marc Olano, « Pourquoi on avoue un crime que l’on n’a pas commis », n°271, juin 2015

Julian Shaw et Stephen Porter « Constructing rich false memories of committing crime », Psychological Science, vol. XXVI, n°3, mars 2015

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Tristesse de la terre, Une histoire de Buffalo Bill Cody

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tristesse de la terreUne histoire de Buffalo Bill Cody : l’article possède toute son importance dans le sous-titre d’Eric Vuillard qui situe d’emblée son texte comme une construction autour de la vie du chasseur de bisons. D’ailleurs qu’y a-t-il de véridique chez ce héros de l’Ouest, ce type un peu ridicule avec sa veste à franges qui fait dire « Wouh Wouh » aux Indiens ?

Eric Vuillard nous raconte avec précision et fascination le premier et l’un des grands spectacles de divertissement du monde, le Wild West Show. Un spectacle hors normes qui accueille deux fois par jour sous un immense chapiteau 18’000 spectateurs ! Un spectacle qui se produit en Amérique mais aussi en Europe, plus de 70 millions de personnes se presseront à cette grandiose et mensongère reconstitution de la conquête de l’Ouest.

C’est ainsi que, de gare en gare, bien après l’Italie, après d’innombrables autres représentations, la troupe, qui avait traversé l’Atlantique et parcouru l’Europe, était un beau jour arrivée à Nancy. Il avait fallu plusieurs bateaux pour traverser l’océan. Les cales contenaient 1 200 pieux, 4 000 mâts, 30 000 mètres de cordage, 23 000 mètres de toile, 8 000 sièges, 10 000 pièces de bois et de fer, et tout ça devait former une centaine de chapiteaux éclairés par trois dynamos et surplombés par tous les drapeaux du monde. La troupe comptait huit cents personnes, cinq cents chevaux de selle et des dizaines de bisons.

Le premier spectacle total dans une immense arène, avec une fausse armée mais de vrais Indiens, et le plus souvent possible les vrais acteurs des grandes batailles où leur peuple a trouvé la mort. Perversité, humiliation et sens des affaires, après la représentation les Indiens vendaient de la bibeloterie indienne.

Le spectacle est fini ; les gens se promènent entre les boutiques d’artisanat indien et les stands de hot-dogs. On jette un coup d’œil, on enfile un collier. (…) C’est ce qu’on appelle aujourd’hui le merchandizing. Les Indiens vendent les produits dérivés de leur génocide. (…)

Le premier show et les premiers produits dérivés de ce qui deviendra l’industrie que nous connaissons.

Le massacre de Wounded Knee devient une bataille très fair play dans le grand show bien rôdé, un génocide dont la foule en délire redemande encore une représentation, et les morts se relèvent et recommencent à mourir.

L’Indien est mort. Les cavaliers remontent en selle et quittent la piste. La foule applaudit et bisse ; car à cet instant, on désire plus que tout revoir la scène, oui, juste la fin tragique, seulement ça, la mort du chef indien. (…) Alors l’acteur se relève, les morts ressuscitent, les cavaliers reviennent en scène ; et on rejoue le final.

Tristesse de la terre, quel beau titre, poignant et amer comme ce roman où les photographies d’époque des personnages ajoutent un peu plus de vérité, à moins que nous soyons égarés comme les spectateurs de cette fin du XIXe siècle en face de la mise en scène des Indiens.

Vertige de la représentation, du divertissement de masse présenté comme une option véridique de l’histoire, vertige des acteurs qui ne savent plus, à force de répétitions et d’applaudissements où se situe la réalité.  La belle écriture de l’auteur renforce l’empathie envers le destin tragique des Indiens, pourtant j’émets des réserves sur la fin du livre.

Après quelques pages d’une puissante tristesse sur la vieillesse de Cody, l’auteur reprend cette idée du divertissement de masse avec Elmer Dundy fondant le premier Luna Park avant de basculer sur des « histoires » sur la fin des Indiens dans leurs réserves, et sur les photos de flocons de neige de Wilson Alwyn Bentley. Cela donne un peu l’impression d’un texte qui ne sait pas finir, à moins qu’après tant de tristesse dans le grossièrement grand il ait voulu finir par les infinies beautés du minuscule et de l’éphémère.

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L’homme supplicié de Zadkine

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La guerreAu fond d’une impasse proche du Jardin du Luxembourg dans le sixième arrondissement de Paris se trouve un paisible musée : c’est la demeure que le sculpteur Ossip Zadkine a occupé pendant quarante ans. Belle et douce demeure, jardinet hors du temps. Et là, noyé dans la verdure, un homme au torse déchiqueté lève les bras aux ciel,  hurle des imprécations silencieuses  et on ne sait si le corps de bronze qui laisse passer la lumière a connu les arrachements de la chair. Le sculpteur d’origine russe a transcrit dans le bronze ce que j’essaie de dire à travers mes mots : l’horreur de la guerre, ses dégâts dont les conséquences n’en finissent pas de tordre les existences, d’altérer la perception des survivants, des enfants des survivants, dans une longue litanie dont la violence semble ne jamais s’éteindre.
Ossip Zadkine a visité  Rotterdam en juin 1947 alors que la ville, rasée en 1940 par les bombardements allemands, affichait encore tous les stigmates de la destruction. Lui qui était parti en Amérique en 1941 contraint par le danger (il était d’origine juive) et avait ressenti cet exil avec une intense culpabilité, éprouva un choc d’une violence terrible devant cette ville martyre:

L’image de la ville et des rues annihilées de Rotterdam me poursuivait. Rentré à Paris, je modelais en terre un projet de statue qui tentait d’exprimer le désarroi et l’horreur mêlés.

Dans l’atelier silencieux de sa petite maison, entendait-il les hurlements des blessés ? les sirènes ? les détonations des explosions ? Son premier projet étant détruit pendant le transport, il refait aussitôt un autre « projet de monument pour une ville bombardée » et la sculpture est installée le 15 mai 1953 à Rotterdam. Elle mesure plus de six mètres de haut. C’est la maquette en bronze qui figure 100 bis rue d’Assas et saisit les visiteurs.
Dans le jardin où pépient les moineaux, un homme grandeur nature lève les bras au ciel et sa douleur contient tous les hurlements de ceux qui ont subi la folie de la guerre. De toutes les guerres.
J’ai rencontré beaucoup de gens dans mes conférences, après avoir écrit Mission et Calvaire de Louis Favre, la biographie de ce résistant admirable, et certains m’ont confié de terribles histoires ! Je les ai transcrites avec mes mots, moi qui n’ai pas connu cette période. Il ne manque que la maquette de couverture à ce recueil pétri de la douleur et du courage de ceux qui ont été marqués par la guerre. Pour avancer vers la vie il faut refuser la guerre, pas l’oublier. J’ai été tentée de mettre le visage de cet homme tordu par la souffrance sur la première de couverture, mais sa force-même aurait phagocyté les histoires plus intimes (même si la violence est la même) de ce recueil.

La statue d’Ossip Zadkine, ce chaos de douleur, ce torse torturé qui laisse passer le ciel, menace les hommes et supplie Dieu. À moins que ce ne soit l’inverse. Regardez-la. Et n’oubliez jamais son message.

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Le mal que l’on se fait, déambulation au pays des regrets

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le mal que l'on se faitDans le cadre de Lettres Frontière 2015 qui réunit la région suisse romande et la région Rhônes-Alpes dans le cadre d’un même concours littéraire, j’ai lu Le mal que l’on se fait de Christophe Fourvel aux éditions La fosse aux ours.

L’argument est mince : un homme fait deux séjours de trois mois hors de France, le premier dans une ville qui ressemble à Buenos Aires, le deuxième sans doute à Istanbul. Multiplication de noms de rues, de cafés, de pâtisseries et d’expressions locales, histoire de bien faire comprendre au lecteur que le narrateur se trouve en pays étranger, littéralement dépaysé.

Ce narrateur a fui un drame, et sans être vraiment futé le lecteur comprend que ses deux enfants sont morts et sa femme aussi, peut-être, on nous donnera la solution à la fin du court roman. Roman ?

La première partie utilise le pronom qui n’a rien de personnel dans le cas présent « il » pour une nécessaire mise à distance dans le temps et l’espace. La deuxième utilise le pronom un peu plus personnel et agressif « tu » pour indiquer le rapprochement spatial et temporel. À noter que l’auteur a sans doute hésité à changer de pronom, page 107 un changement oublié semble l’attester : « Il avait emmené une ou deux fois ta mère marcher sur les plages portugaises auxquelles il avait rêvé enfant, mais c’était avant que sa sœur et toi soient là ».

Des miettes biographiques : le narrateur a une sœur, il a eu des enfants, une femme, il a fait la guerre au Liban.

L’écriture est belle, très léchée, parfois un peu trop :

Le goutte à goutte de ton désespoir.

Ton cœur porte le tanin de cette musique.

Tu es revenu tard dans ta vie. Un homme ne peut pas aller vite sur ce chemin-là. Il accomplit de petits pas.

La troisième partie nous explique les raisons de ces voyages, mais la noirceur désespérée, Le mal que l’on se fait et qu’on fait aux autres par bêtise et préjugés, ne suffisent pas à faire un livre que l’on aurait envie de conseiller. L’intention est louable : qui  regarde au fond de soi, trouve de ces attitudes inconscientes et perverses qui peuvent gâcher la vie de nos proches, mais j’avoue que ce livre m’a laissée froide sinon ennuyée.

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