Archives mensuelles : janvier 2016

Une histoire d’amour et de ténèbres, roman fondateur d’Israël

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Amos OzComment décrire Une histoire d’amour et de ténèbres, ce livre magnifique, dense, tragique, drôle, bouleversant et cruel ? Ce roman d’Amos Oz qui nous restitue les débuts d’Israël et le désenchantement des émigrés d’Europe de l’Est ? Ce pavé de quasi 900 pages qui tient des Buddenbrook pour l’ampleur et la complexité de la narration, des Marx Brothers pour certaines scènes familiales burlesques et de la tragédie antique, avec une sorte de Médée à l’envers ?

Ne soyez pas effrayés par la profusion du roman, quitte à sauter quelques détails dans les personnages ou les livres cités quand vous vous trouvez au bord de l’asphyxie (je sais, je viens de proférer une horreur). Ce magnifique texte va vous bouleverser durablement, je vous le garantis.

L’auteur commence par nous décrire son enfance et nous plonge d’emblée dans l’étroit, le sombre, l’humide :

Je suis né et j’ai grandi dans un rez-de-chaussée exigu, bas de plafond, d’environ trente mètres carrés : mes parents dormaient sur un canapé qui, une fois ouvert pour la nuit, occupait presque entièrement l’espace, d’un mur à l’autre de la chambre. (…) En vis-à-vis se trouvait ma chambre, un réduit glauque à moitié envahi par une armoire ventrue.

Dès les premiers mots de cet épais roman, le décor est posé. Le quartier populaire de Jérusalem, la pauvreté, la promiscuité, le multiculturalisme de tant de groupes différents, les tensions sociales. L’écrivain Amos Oz est né à Jérusalem le 4 mai 1939, autant dire au moment où l’Histoire s’accélère. Il décrit avec un grand talent de conteur cette atmosphère particulière, alternant épisodes tragi-comiques et détails poignants, précisions sociologiques et tensions familiales.

Le petit Amos est un enfant brillant, une sorte de petit singe savant insupportable que son père n’appelle pas par son prénom mais plutôt « son altesse » ou « votre seigneurie ». L’auteur convoque tous les personnages de son enfance, parents, grands-parents et parents plus éloignés, amis, voisins, il tisse une toile dense aux fils inextricables. Un tissu de douleur et de regrets, de déception et d’amertume : l’émigration en Palestine ne ressemble pas au paradis annoncé.

Je porte le deuil de ce qui n’a jamais existé. De belles images que nous imaginions et qui se sont effacées,

dit la tante de l’auteur en parlant d’Israël. Désenchantement devant la réalité de ce qui n’est pas encore une nation. La pauvreté, les difficultés d’intégration, le renoncement aux carrières dont on avait rêvé… Arieh Klausner, le père d’Amos se rêvait professeur d’université, lui qui avait fait ses études à Vilnius se retrouve bibliothécaire. Fania Mussman, sa femme, issue d’une famille aisée d’Ukraine donne quelques leçons de littérature et d’histoire. Elle ne se remet pas du déclassement social mais elle est surtout hantée par le fait que tous les gens de la petite ville de Rovno qu’elle avait aimés dans sa jeunesse et qui n’avaient pas émigré, ont péri lors du massacre des Juifs de la ville dans la forêt de Sosenki.

Il faut de la force pour surmonter l’écart entre les belles images et la réalité. Fania, cette mère si belle au regard si triste, vibre de fragilité, incapable d’oublier

une promesse faite dans l’enfance, promesse que la vie, la monotonie de tous les jours avait nécessairement rompue, piétinée, voire ridiculisée. (…) Elle aurait probablement pu résister en serrent les dents à l’adversité. À la pauvreté. Aux déceptions de la vie conjugale. Mais pas, je crois, à l’usure.

Douleur insurmontable, dépression profonde qui finira par avoir raison d’elle. La Shoah, comme les autres déceptions de cette terre promise qui n’a pas tenu ses promesses, hante le roman. Comment bâtir sa vie sur des éléments aussi terribles ? Les nouveaux arrivants sont en but à l’hostilité des autres Juifs présents depuis longtemps et qui méprisent ces hordes de pauvres ne parlant pas le même hébreu qu’eux. Le yiddish comme stigmate… Quant aux Arabes, partagés entre solidarité de pauvres et hostilité pour ceux qu’ils ressentent comme une menace, le choix sera vite fait quand la résolution des Nations Unies entérinera la naissance d’Israël, le 29 novembre 1947. La façon dont l’auteur nous fait vivre cet événement est impressionnante.

Ce roman familial baigne dans les eaux de l’Histoire : la Shoah et les camps de réfugiés en arrière-fond, l’attitude des Anglais qui terminent leur mandat, les guerres contre les Arabes, l’embrigadement des enfants, les morts et la faim, les snippers qui tuent voisins ou amis. Tout est dans ce roman des débuts d’Israël : personnages historiques et moments clés, intégration, politique et le kibboutz où le jeune Amos partira à l’âge de quinze ans.

Le roman baigne dans l’Histoire, mais l’auteur ne s’y noie pas. Une histoire d’amour et de ténèbres n’est pas un roman historique. Amos Oz est un des auteurs les plus célèbres d’Israël lorsqu’il entame la rédaction de ses souvenirs et il se trouve au seuil de la vieillesse. Il n’est pas étonnant que le roman soit resté dix-huit mois en tête des meilleures ventes en Israël à sa parution tant une très grande partie des Israéliens a pu s’identifier aux souvenirs du petit Amos.

Il y a peut-être une sorte de malentendu fondateur :  il ne s’agit pas d’un témoignage ou d’un recueil de souvenirs mais de création littéraire, de re-création d’un monde disparu. Une construction très sophistiquée, très complexe, d’histoires à tiroirs s’imbriquant les unes dans les autres en parfaite harmonie, sans aucune maladresse de construction sous-tend un contenu très riche, à la fois auto-biographie, roman de formation, fresque historique et tragédie familiale en plusieurs étapes.

Le petit Amos, ce jeune prétentieux qui accumule les bêtises, les histoires d’amour des grands-parents, celles que racontait la mère de l’enfant sur un monde disparu, emplies d’une magie empreinte d’horreur et de tristesse, celle de ce père qui se rêvait écrivain, celle du fils qui se rêvait livre, mais aussi les histoires plus légères qui se découvre une carrière de séducteur à près de quatre-vingts ans, suite au décès de son épouse. Tant d’éléments se côtoient dans ce roman : humour et dérision, tendresse emportée et douloureuse, cruauté infinie.

Tous les événements racontés collent exactement à la biographie de l’auteur. Cependant, peut-on prendre pour argent comptant ce qu’un auteur au sommet de son art nous relate avec une telle puissance d’évocation ? Permettez-moi d’en douter… L’écrivain lui-même nous prévient dans sa diatribe sur le mauvais lecteur :

Et que cherche donc le mauvais lecteur, – le paresseux –, le lecteur sociologique, et le lecteur médisant et voyeur ?

Le mauvais lecteur trouve son plaisir dans ce que le grand Dostoïevski lui-même était vaguement suspect d’avoir eu un certain penchant pour le vol et l’assassinat de vieilles dames, que William Faulkner était probablement coupable d’inceste, que Nabokov forniquait avec des mineures, que Kafka était certainement recherché par la police (il n’y a pas de fumée sans feu), et que A.B. Yehoshua incendiait les forêts du Fonds national juif (il y a la fumée et le feu), sans parler de ce que Sophocle a fait à son père et à sa mère, sinon comment aurait-il pu décrire la chose avec autant de réalisme, plus vrai que nature ? (…)

Délices ! Je me souviens de certains collègues tapant sur l’épaule de mon mari lorsque j’ai publié Lovita broie ses couleurs (Lovita était une jeune femme peintre à la moralité un peu leste), l’œil brillant et les sous-entendus grivois. Miroir du lecteur, n’est-ce pas. Alors ? Faut-il se comporter comme le mauvais lecteur ? Ne faut-il pas simplement trouver l’espace entre nous, lecteurs, et le texte, comme nous y invite l’auteur ?

La mère se suicide lorsque Amos a douze ans. Ce terrible moment est repris plusieurs fois par l’auteur, comme si la douleur lui brûlait encore l’âme. Description bouleversante de celle qui ne peut plus dormir et qui erre dans la nuit, colère, regrets, remords de l’enfant ; toutes les étapes du deuil sont admirablement décrites, suit l’éclatement de la famille et le père infidèle qui se remarie un an après. Amos ne pardonnera jamais. Les chapitres exprimant la vengeance terrible de l’adolescent vis à vis de ce père qu’il estime responsable de la mort de la mère représentent à mon avis un sommet rarement atteint de cruauté.

L’adolescent de quinze ans tue son père symboliquement en abandonnant le nom de Klausner pour prendre celui de Oz qui signifie « force » en hébreu. L’adolescent en qui le père avait placé tous ses espoirs devient paysan et change de nom. Plus tard vient le moment où le père mendie une entrevue avec son fils, et la façon dont l’adolescent traite ce père épuisé et humilié est à mon avis un sommet de la littérature. J’ai rarement lu des pages d’une telle violence morale. De la littérature, je vous dis. Comme Sophocle, cité par l’auteur…

Parfois l’écrivain prend du recul, parle de sa vie présente et de la façon dont il recrée le passé. La dureté qu’il manifeste, le pardon qui ne semble jamais avoir été vraiment, et cette mère autour de laquelle tout revient, en une farandole douloureuse de regrets et de solitude laisse un sentiment poignant de gâchis.

À mille années de ténèbres les uns des autres, écrit-il, des ténèbres qui vibrent du sombre éclat de la douleur et de la création littéraire.

 

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Une forêt d’arbres creux, titre prémonitoire ?

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une forêt d'arbres creuxD’ordinaire, je me plonge dans les courts récits d’Antoine Choplin avec une confiance aveugle. D’avance je sais que le personnage choisi comme petit Poucet dans la sombre forêt des atrocités et erreurs humaines va me saisir, m’amener petit à petit vers l’essence du désarroi des victimes de la guerre (Le héron de Guernica), de Tchernobyl (La nuit tombée, livre admirable que j’ai oublié de chroniquer), ou des ravages sociaux dans le Nord de la France (Cour Nord).

Une forêt d’arbres creux ne fait pas exception à ce choix toujours judicieux de l’auteur d’un personnage phare dans la tourmente. Mais cette fois il a décidé de mettre en scène une personne qui a réellement existé, dans un cadre historique extrêmement contraignant. Il s’agit de Bedrich Fritta, dessinateur connu avant la seconde guerre mondiale, Bedrich Fritta se retrouve dans le camp de concentration de Terezin, en république tchèque, en décembre 1941, avec sa femme et son fils. Il intègre le bureau des dessins, participant le jour aux réalisations cosmétiques que l’on demande aux dessinateurs pour tromper les observateurs internationaux, dessinant la nuit le quotidien réel des prisonniers.

Ce dont ils parlent, c’est d’un colis qu’ils voudraient remettre clandestinement aux délégués de la Croix-Rouge au moment de leur venue. Trente œuvres soigneusement sélectionnées pour leur force de témoignage de la réalité du ghetto et qui feront savoir ce qu’ils vivent pour de bon à Terezin.

L’histoire se terminera tragiquement et Bedrich mourra, comme la plupart de ses compagnons. L’émotion devient palpable à la fin du livre :

À Bedrich, il faudrait pouvoir dire un mot de son compagnon, celui dont il distingue à l’instant la nuque froissée juste devant, et qui un de ces jours, plus tard, ferait le chemin du retour jusque chez lui. Il faudrait aussi le convaincre des aurores à venir pour son fils Tomi, qui survivrait lui aussi. Qu’il apprenne comment les routes de l’un et de l’autre se croiseraient, s’entrelaceraient même, Leo Haas recueillant chez lui le petit Tomi et veillant sur sa santé et son éducation. Qu’il puisse aussi, ce serait un bien, les imaginer l’un et l’autre, revenant ensemble des années après à Terezin, dénichant à l’abri des murs et des recoins du baraquement Magdebourg, certains de ses dessins à lui, restés tous ces temps dans leur cachette, dissimulés aux regards.

De tant de ses compagnons, on ne lui dirait rien. De Johanna non plus.

D’où vient que cela ne fonctionne pas, à part de très rares moments de grande émotion ? Est-ce qu’empoigner une réalité pareille dans un format si court et une écriture si épurée est impossible ? Est-ce  parce que la réalité est si écrasante, si hallucinante, qu’il est impossible de se mettre dans la peau du personnage sans trouver cela indécent ? Une forêt d’arbres creux, sujet magnifique où la sincérité de l’auteur ne peut être mise en doute, ne réussit pas là où tant de livres d’Antoine Choplin font mouche. On reste au bord du drame et de la sidération, incapables de pénétrer dans cette forêt d’arbres creux dont il manque la chair.

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Shigeru Ban, architecte humaniste

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Shigeru BanShigeru Ban, le lauréat 2014 du Pritzker Prize (la récompense la plus prestigieuse au monde en matière d’architecture) est un personnage à part dans le monde très fermé des grands architectes de la planète. Il fait partie de ces « belles personnes » inattendues dans ce domaine où l’ego règne en maître.

L’architecte japonais a d’abord commencé par être brillant. Né à Tokyo en 1957, il effectue ses études d’architecture dans une université américaine prestigieuse ; suivent ensuite des commandes de richissimes Japonais pour qui il réalise des maisons originales, audacieuses même. Shigeru-Ban-Curtain-Wall-House-01-Le chemin balisé de la notoriété, le piège de la réussite qui enferme dans un carcan doré ceux qu’elle porte au pinacle. Seulement le jeune homme ne se reconnaît pas dans ses prestigieuses réalisations destinées à flatter l’ego des commanditaires et à servir de démonstration de puissance. Le jeune homme cherche comment être utile, comment mettre ses dons de créateur et d’architecte au service des hommes.

Dans son atelier, il constate en 1985 que les rouleaux qui servent de support aux plans d’architecte sont extrêmement solides. C’est le début de sa réflexion. Du carton il y en a partout, et en abondance. Un matériau léger, économique et qui peut être fabriqué localement. Il visite une usine où on fabrique ces rouleaux avec du papier recyclé et découvre leur souplesse d’utilisation ;  tout peut varier : longueur, épaisseur, diamètre…

Il développe des structures en carton si solides qu’elles sont capables de servir d’éléments de base à la construction de maisons. La première qu’il construit avec ce matériau est l’atelier de sa mère à Tokyo. Les Japonais utilisent de manière traditionnelle le papier et le bois dans leurs habitations, le travail de Shigeru Ban se situe dans la continuation de cette tradition. Mais ensuite, c’est le travail et la réflexion du créateur qui priment. Et le désir de se rendre utile.

Il se rend au Rwanda pendant la guerre en 1994 et donne des conseils au Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) pour l’habitat d’urgence des camps de réfugiés. Ceux-ci abattent des arbres pour en faire des supports pour leurs abris bâchés. Le HCR leur donne alors des cadres d’aluminium pour lutter contre la déforestation. Les réfugiés vendent l’aluminium et reviennent  au bois. C’est alors que Shigeru Ban suggère au HCR d’utiliser son système d’armature avec des tubes de carton produits sur place.

En 1995  le tremblement de terre de Kobé détruit la ville. Shigeru Ban se porte volontaire.

photo Shigeru Ban

photo Shigeru Ban

Il construit avec des étudiants en architecture et des réfugiés 26 abris montés en quelques heures. Les volontaires installent le socle des abris: des caisses de bière en plastique remplies avec des sacs de sable! Primitif,mais lourd et très stable… Les abris sont ensuite très rapidement montés ; les volontaires assemblent des tubes de carton à l’aide de  tiges métalliques boulonnées, voilà les murs. Reste à poser une toile sur une charpente légère qui sert de toit. Les Paper Loghouse sont nées. Rapidité, légèreté, simplicité.

De 1995 à 1999, Shigeru Ban travaille auprès du HCR de l’ONU en tant qu’architecte conseiller. On l’a surnommé ainsi l’architecte de l’urgence. Le Japonais intervient sur les situations d’urgence du monde entier. Le Rwanda, la Chine, l’Inde, la Nouvelle-Zélande, le Népal, partout où les séismes naturels ou la folie des hommes sèment la désolation, Shigeru Ban est là. Il est devenu la figure emblématique de l’architecte humanitaire.

Il a perfectionné son système depuis plus de vingt ans, mais il est toujours attentif à la réalité locale, comme ici sur la photo en Inde, en 2001.  Shigeru-Ban-Paper-Log-House-India-01-300x190En avril 2015, après le terrible séisme qui a affecté le Népal, il se rend sur place et constate que les bâtisses traditionnelles de briques renforcées par du bois ont résisté alors que tous les autres bâtiments se sont effondrés. Il décide d’adapter ce système avec une combinaison de cadres en bois de dimensions standards de 90 par 210 cm qui, après avoir été montés, sont remplis avec des briques prélevées sur les décombres des maisons sinistrées. Un système d’assemblage aussi rapide que résistant.

Admirez la façon dont il a réinterprété son concept aux Philippines.

Shigeru Ban essaie de donner à ceux qui ont tout perdu un habitat fait de carton, de toile, d’acier ou de bois dans lequel ils sont impliqués, un habitat monté rapidement, économique, respectueux autant que possible des coutumes locales, loin des immenses villages de tente ou des bungalows posés au milieu de nulle part. Respectueux, ingénieux, généreux.

 En tant qu’architecte, je ne fais pas de distinction entre les projets liés aux situations d’urgence et le travail réalisé pour les grandes multinationales.

Certains ne comprennent pas qu’il alterne les projets humanitaires avec des réalisations un peu tape-à-l’œil comme des résidences privées, des musées, le siège social de Swatch ou le centre Pompidou-Metz. Centre-Pompidou-Metz-France-2010-300x203C’est oublier qu’il est avant tout un créateur, c’est oublier également qu’il intervient bénévolement sur les grands chantiers de la tragédie humaine, collectant les fonds, contrôlant le ramassage des matériaux recyclables et créant sur place des modes d’emploi très simples pour que les réfugiés – qui participent à la construction – puissent modifier certains détails et gagner ainsi un semblant de responsabilité au milieu du désastre.

crédit Shigeru Ban

crédit Shigeru Ban

La Nouvelle Zélande a aussi été victime d’un tremblement de terre qui a détruit la cathédrale de Christchurch. L’architecte a utilisé des containers d’expédition pour les fondations, ses fameux tubes de carton fabriqués sur place recouverts de polycarbonate. Il pense que sa réalisation durera cinquante ans. Je vous laisse le soin d’admirer cette merveille de poésie et d’ingéniosité construite bénévolement, comme ses autres interventions sur les lieux de catastrophes.

Lors de la remise du Pritzker Prize, Tom Pritzker a déclaré :

L’engagement de Shigeru Ban pour les causes humanitaires, par le biais de son travail sur les catastrophes, est un exemple pour nous tous. L’innovation ne se limite pas au type de bâtiment et la compassion ne connaît aucune contrainte budgétaire. Shigeru fait de notre monde un monde meilleur.

Je ne peux trouver, en ce début d’année, meilleure conclusion pour que nous trouvions tous, en nous-même, les ressources de l’innovation et de la compassion.

 

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En immersion, oeuvre d’un noir lumineux

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Qui n’a pas vu la mini-série de Philippe Haïm, En immersion, sur Arte jeudi soir ? Qui n’est pas resté fasciné, glacé, bouleversé devant cet OVNI qui a autant de rapport avec une série policière télé française qu’un oratorio de Bach avec une chanson de Céline Dion ? Ce que nous avons découvert sur notre écran, ce jeudi 7 janvier 2016, je crois qu’on peut le qualifier de chef-d’œuvre. Un mélange si intime de beauté, de cruauté, de tendresse et de solitude, d’abstraction et d’humanité, de musique et de silence, que l’on ne saurait démêler ce qui nous a le plus touché dans cette mini-série qui ne connaît aucune baisse de régime dans la tension permanente des trois épisodes. Quant aux acteurs, tous les acteurs de cette tragédie contemporaine, ils sont tout simplement hallucinants de vérité humaine.

En immersion raconte l’histoire d’un policier qui infiltre un réseau de trafiquants de drogue particulièrement pervers et dangereux. Vous avez déjà vu ça mille fois ? Grossière erreur. Jamais vous n’avez été plongé dans un univers aussi noir, aussi désespéré et aussi beau. Incroyablement beau. D’un graphisme et d’une musique dont les silences même vous collent à l’âme.

Le titre est sidérant de justesse : cette immersion est le thème, la basse continue de cette œuvre tragique :

immersion2Tu vas te noyer en toi-même, dit la femme médecin (et accessoirement ex-épouse) à Michel Serrero, policier fatigué et méprisé par ses collègues. Michel est atteint d’une tumeur au cerveau, il élève seul sa fille Clara. Il va mourir dans moins de six mois, atteint d’hallucinations diverses. Cauchemars récurrents, hallucinations d’un graphisme confinant à l’œuvre d’art, plongée dans une eau noire dont les bulles d’air, blanches, rondes, brillantes, sont comme autant de ballons ricanants remontant à la surface.

Plongée dans l’angoisse, la souffrance, la solitude. L’humiliation également. Les personnages principaux partagent les mêmes difficultés de vivre, à part les trafiquants. Clara est humiliée par le garçon dont elle est amoureuse, Quentin, transformée en pantin et en junkie, désorientée par ce père qu’elle aime et qui lui cache trop de choses. Soudoumbé, le jeune Malien qui avait tant rêvé à la France, se retrouve esclave des trafiquants. Quant à celle que ses collègues surnomment « la reine », la couveuse qui materne les flics en immersion dans les milieux de la drogue, elle tente désespérément d’adopter un enfant, humiliée par cette sorte de tribunal qui la juge et qui possède le pouvoir de lui donner cet enfant tout comme elle possède le pouvoir de donner un rôle à tel ou tel policier.

Jeux de miroirs, omniprésents dans la série, qui se fissurent en forme de réseau hydraulique ou de réseau sanguin dans les hallucinations de Michel.

Seuls échappent apparemment à cette désespérance et à cette fragilité Guillaume Leanour, le trafiquant ultra-violent et sans scrupules, jeune bourgeois pervers dont le double adolescent, Quentin, le garçon dont Clara est amoureuse et qui l’a initiée à la drogue, semble prêt à prendre le relais du premier dans le trafic, tant il est vrai que l’exploitation du désarroi semble ne jamais connaître de fin.

Les personnages sombrent dans cette tragédie classique en trois parties et le visage de Clara devient lunaire, grands yeux perdus, cernés d’immenses ombres que l’on devine violettes dans ce film en noir et blanc.

Choix magnifique de Philippe Haïm que ce noir et blanc des plus belles photographies. Choix glaçant de ce blanc obsessionnel de la salle de shoot miroir de l’hôpital, noir et blanc et graphisme de la ville de Paris, lieu de solitude, nuits de pluie aux reflets brillants, hôtel sordide où planque Michel. Rien de gratuit dans cette beauté abstraite, plutôt une corrélation intime des images, de l’atmosphère et des personnages. En filigrane, cette jeunesse perdue que l’on manipule comme une marionnette, les difficultés de communication et la musique de la souffrance, et les silences.

Dans ce noir si profond, après une scène à la Tarentino, une éclaircie, une remontée vers la surface : Soudoumbé veut retourner au Mali. Quant à la Reine, elle renonce à adopter un enfant, mais il y a tant d’enfants à sauver, lui dit une des femmes du jury d’adoption. La suite et fin, pleine d’une amère douceur, je vous la laisse découvrir si ce n’est déjà fait.

 

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La beauté irréelle des rebuts d’Elise Morin

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Et si nous entamions ce triste début d’années de commémorations tragiques par quelques éléments réjouissants ?

Je commencerai par les sublimes installations d’Elise Morin, jeune artiste parisienne née en 1978.

Elise Morin réhabilite des matériaux destinés au rebut, des symboles exemplaires de l’aberration de notre consommation, à savoir les CD. Les petits disques mordorés si familiers de notre quotidien sont en polycarbonate dont la durée de vie est limitée. Impossible de faire de l’argent avec ça donc on jette. Elise a rassemblé un grand stock d’invendus qu’elle a eu l’idée de fixer sur des structures en tissu gonflable, créant ainsi avec ces immenses nappes des paysages de dunes absolument féeriques.

copyright@DavidHanko

copyright@DavidHanko

La réflexion de la jeune artiste ne s’arrête pas à l’absurdité de notre système de consommation. Son art militant contre le gaspillage est aussi un art social : les CD sont cousus selon les pays où a lieu l’exposition par des gens en grande fragilité sociale et des militants associatifs.

Par exemple en 2013 pour son installation The waste Landscape (littéralement le paysage fait avec des déchets) à Kosice, capitale européenne de la culture avec Marseille cette année-là, dix prisonniers ont participé à l’assemblage des milliers de CD.

Travail militant, associatif, pas seulement. L’œuvre fonctionne en résonance avec le lieu, vagues de lumière ressuscitant une eau absente, musique en écho avec son support, tant de richesses croisées mettent en lumière l’essentiel : l’humanisme, la création et la beauté luttent de concert contre les valeurs destructrices d’une consommation insensée.

On se lamente souvent de la morosité du paysage artistique contemporain alors découvrez de toute urgence la beauté irréelle des installations d’Elise Morin !

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