« Dépasser la réalité », un Japon doux-amer

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« Dépasser la réalité » C’est la devise de la société Family romance à Tokyo. Cette entreprise procure contre rémunération des acteurs professionnels qui prennent n’importe quel rôle dans la vie privée des clients de l’entreprise. Cela va du rôle de père, parfois durant de longues années, à celui de mari, d’amant ou tout autre demande n’incluant aucun crime. Les contacts sexuels sont interdits, tout comme l’investissement affectif, déontologie oblige. Les acteurs et leurs clients suivent un programme très structuré.

Les clients doivent remplir un formulaire très précis indiquant leurs préférences, et les questions vont très loin dans la constitution du personnage. De son côté, l’acteur choisi dispose d’un manuel pour toutes les situations possibles auxquelles il peut être confronté dans son rôle. On imagine que l’outil de travail s’est étoffé au fil du temps et des cas de figures, l’agence Family romance existant depuis huit ans.

Tokyo
                                                Tokyo, photo Claude Béguin

L’entretien du fondateur de l’entreprise, Yuichi Ishii, avec un journaliste de The Atlantic, un journal de Washington, est relayé cette semaine par Courrier International. Yuichi Ishii raconte certaines situations cocasses ou douloureuses, d’autres typiquement nipponnes, comme lorsqu’un employé doit se répandre en excuses pour une erreur commise. Un acteur prend la place du fautif, et nous, spectateurs, nous nous retrouvons dans le film tiré du livre d’Amélie Nothomb, Stupeur et tremblements. La même scène ritualisée de la personne agenouillée, humiliée, insultée, la même violence.

Au Japon, lorsqu’une femme a trompé son mari, ce dernier demande à rencontrer le fautif qui prend la poudre d’escampette. Intervient alors l’acteur en faux amant yakusa, et le mari se calme très vite… Mon but n’est pas de relater la diversité des situations dans lesquelles intervient la société Family romance, pour cela reportez-vous à l’hebdomadaire en kiosque actuellement.

Ce qui m’interpelle, dans cette agence et ses employés, c’est que les rôles peuvent être tenus dans la durée. Je comprends qu’une mère célibataire fasse appel à un comédien tenant le rôle de père dans le but d’obtenir pour son enfant une école qui lui serait refusée si elle se présentait seule. Le Japon possède encore des schémas familiaux très rigides. Je comprends moins que cette maman engage le même comédien pour tenir auprès de sa fille le rôle de père.

Le fondateur de Family romance (célibataire sans enfant) tient le rôle de père d’une jeune fille depuis huit ans, et la mère n’a jamais dit à sa fille que celui qu’elle rencontrait régulièrement était un comédien. Depuis ses dix ans l’enfant a grandi dans le mensonge, elle s’est attachée à ce père idéal qui ne crie jamais et comprend tout, ce père dont elle doit s’arracher chaque fois qu’il rejoint son autre famille…

Le comédien ne s’attache pas, cela fait partie de sa déontologie ; l’enfant en face de lui, c’est une autre histoire… Yuichi Ishii tient le rôle de père pour cinq enfants. Apparemment il n’éprouve aucune gêne devant cette mascarade : c’est à la mère d’intervenir et de dire la vérité, lui ne fait que son travail de comédien.

Il joue aussi le rôle du marié, de l’ami présent dans les moments douloureux ou celui de compagnon pour faire du shopping. Il joue tous les rôles qu’on lui demande, mais lui, qui est-il dans tout ça ? Quelle personne, lorsqu’il rentre chez lui ? Solitude. Leurre. Un désert relationnel et une tromperie dont il se défend ainsi que son entreprise avec la devise Dépasser la réalité. Quand la vie est remplie de choses insupportables, que votre enfant est tourmenté par les autres enfants à l’école parce qu’il n’a pas de père, que vous êtes harcelée parce que vous n’avez pas de conjoint, que vous ne supportez plus la solitude face à la réprobation et la force du groupe, alors vous faites appel à une agence pour que la vie soit plus douce, plus conforme aux normes sociales. Dépasser la réalité… Même si c’est un leurre, vous vous offrez une réalité idéale moyennant finances, une réalité fantasmée, proche des codes sociaux qui vous écrasent. Et peut-être, qui sait, ce moment idéal vous donnera-t-il de la force pour changer quelque chose dans votre vie ? C’est ce que souhaite Yuichi Ishii à ses clients, lui, le bel homme de trente-six ans dont la vie entière est remplie de toutes les fausses histoires qu’il offre à ses usagers. Une coque vide pleine des bruissements de la vie telle qu’elle devrait être, incapable de remplir la sienne. Peut-être qu’un jour Yuichi Ishii demandera à certains de ses employés de lui fournir une belle vie de famille…

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2 réflexions sur « « Dépasser la réalité », un Japon doux-amer »

  1. Edmée De Xhavée

    J’ai beaucoup de mal avec le Japon, qui me fascinait autrefois mais me semble hors d’atteinte aujourd’hui tant les codes sont éloignés des nôtres, et pas seulement éloignés mais je les ressens un peu menaçants pour nous… Nous nous écraserions dans une telle société de semblants. Où se trouve la vérité dans toutes ces choses, ces codes, ces non-dits?

    1. Nicole Giroud Auteur de l’article

      Nous avons déjà tellement de peine à trouver notre propre chemin! Tu ressens ce qui se passe au Japon comme menaçant, il est difficile de te donner tort. Pourtant nous partons d’une réalité si différente que c’est difficile d’imaginer que ce qui se passe là-bas envahira notre vie. Quoique… Dans un prochain billet je parlerai du robot Paro, et ce petit phoque est déjà utilisé dans nos maisons de retraite après celles du Japon.

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