Douleurs de parents : Victor Hugo et David Grossman

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Nous n’avons pas de mot en français pour exprimer la douleur d’avoir perdu un enfant, ce scandale de l’esprit et de la chair qui laisse les parents dans un état de sidération. Peut-on dire « Je suis orphelin de mon enfant » ? L’absence du mot adéquat dans notre langue, – alors que la mort ne respecte aucune hiérarchie temporelle –, m’interpelle et me trouble.

Cela m’inspire un parallèle entre deux pères qui ont connu la même douleur, à deux époques différentes dans deux contextes aussi éloignés que possible.

Le premier est le grand poète national français Victor Hugo, dont la fille chérie Léopoldine est morte noyée dans un accident à dix-neuf ans le 4 septembre 1843 à Villequier ; le deuxième est l’écrivain israélien David Grossman dont le fils Uri est mort durant la deuxième guerre du Liban, le 12 août 2006.

Victor Hugo, en voyage en Espagne avec Juliette Drouet, n’apprendra la nouvelle que cinq jours après l’accident en lisant le journal Le Siècle.

Choc terrible. Douleur abominable dont il ne se remettra jamais. Il mettra trois ans avant de pouvoir se rendre sur la tombe de Léopoldine à Villequier où elle est enterrée avec son mari Charles Vacquerie, mort lui aussi dans l’accident.

Pas de résignation mystique dans ce poème où il s’adresse à Dieu, mais une immense amertume devant ce Dieu indifférent et silencieux :

Je sais que vous avez bien autre chose à faire
Que de nous plaindre tous,
Et qu’un enfant qui meurt, désespoir de sa mère,
Ne vous fait rien, à vous !
Je sais que le fruit tombe au vent qui le secoue ;
Que l’oiseau perd sa plume et la fleur son parfum ;
Que la création est une grande roue
Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu’un ;
Les mois, les jours, les flots des mers, les yeux qui pleurent,
Passent sous le ciel bleu ;
Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent ;
Je le sais, ô mon Dieu !

Villequier, 4 septembre 1847.

Mort terrible. Anéantissement. Victor Hugo écrit le recueil des Contemplations, de nombreux poèmes pour apprivoiser l’inconcevable, mais n’y parviendra jamais ; la figure de Léopoldine hante ses jeunes héroïnes, mais les mots ne peuvent rien contre l’absence, même lorsqu’on leur a consacré sa vie.

Face à cette inconcevable réalité à laquelle tant de parents ont été confrontés au fil des générations, la langue refuse de nommer le drame : aux hommes d’inventer leur façon d’exprimer et de communiquer aux autres le chaos de leurs sensations et de leur souffrance. A eux d’opérer la mise en mots comme sauvetage de la mémoire de leur enfant et peut-être de leur propre vie.

C’est exactement ce que fait David Grossman dans un livre terrible où des parents orphelins de leur enfant marchent et parlent et crient dans une incantation hallucinatoire, une évocation de l’arrachement, une tentative de stopper l’oubli, de refuser la mort.

L’écrivain israélien a tourné autour de cette réalité, un enfant peut mourir, surtout en Israël, où chaque enfant fait son service militaire et peut être envoyé à la guerre.

Et c’est arrivé. La mort de son fils de vingt ans, et depuis, il fait partie de ces parents qui portent le deuil de leur enfant. Lui, le pacifiste, cassé, détruit par cette atroce réalité.

Il a tourné autour avec le magnifique roman Une femme fuyant l’annonce , cette femme qui pense que si elle n’est pas là pour accueillir la terrible nouvelle son fils sera protégé. Alors elle fuit le destin, elle se cache, elle le contourne comme David Grossman avec l’écriture.

Le roman s’arrête au moment de l’annonce.

Sidération.

Comme Victor Hugo, il faudra des années à David Grossman pour se mettre en marche, au sens propre, et avec lui tous ces hommes, ces femmes dévastées qui marchent, qui ne sont plus « que tessons éparpillés ».

Demain dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et, quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

Écrit Victor Hugo. Voici ce qu’écrit David Grossman :

Peut-être / Qu’arrivé à une ultime frontière / Où ma raison ne parvient / Pas, je pourrai m’incliner / Et déposer / Ce lourd fardeau, pour ensuite / Reculer d’un pas / Guère plus, d’un petit / Pas grand comme le monde, / Me résigner / Et concéder : Je / Suis ici, il est / Là-bas, / Et une frontière éternelle / Passe entre ici et là-bas. / Me tenir ainsi, / et ensuite, lentement, / Prendre conscience,  / Me remplir tout entier / De cette conscience / Comme la plaie se remplit / De sang : / Voilà ce qu’est / La condition humaine.

Est-ce si différent ?

Je dois partir / Ou ça ? / le rejoindre. / Où ? / Le rejoindre. Là-bas.

écrit encore David Grossman.

Et voilà qu’il est rejoint par des compagnons de douleur, cordonnier ou sage-femme peu importe, les voilà sur le chemin qui les mène à leur enfant « tombé hors du temps », à jamais figé dans son âge, au moment de sa mort, alors qu’eux, les parents déchirés, scandale et culpabilité mêlés, continuent d’avancer.

Impossible de ne pas penser à l’homme qui marche d’Alberto Giacometti, humanité en mouvement, fantomatique et déchirée, mais il faut vivre malgré tout.

Les mots sont impuissants à guérir le manque, la déchirure absolue. Douleur universelle, même douleur, même aphasie devant l’inacceptable.

Les seuls mots, comme des cailloux lancés au ciel pour atteindre un Dieu qui se tait, ce sont les vers hachés menu des existence saccagées.

La poésie brute, respiration impossible, douleur, révolte, les mots pour retenir l’image de celui qui ne doit pas partir.

« Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent » écrit Victor Hugo.

« Ma vie, que le soleil et la lune aimaient, ressemble à quelque chose qui n’a pas eu lieu » écrit David Grossman.

Pour relire Victor Hugo, n’importe quelle édition des Contemplations…

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2 réflexions sur « Douleurs de parents : Victor Hugo et David Grossman »

  1. mohamed EL OUNI

    Merci Nicole pour ce texte si emouvant ! Je retrouve le poême de Victor Hugo que j’ai fait apprendre à mes élèves il y a maintenant une trentaine d’année. Oui, la mort est cruelle surtout pour de jeunes êtres et elle marque pour très longtemps, pour ne pas dire à jamais, les parents.

    1. Nicole Auteur de l’article

      La mort d’êtres jeunes est le grand scandale pour les parents…. Une inversion épouvantable de la logique de la vie.
      Reste la façon de mettre en mots l’épaisseur sanglante de la douleur, transmutation d’une expérience individuelle en drame universel.
      Merci pour votre commentaire, Mohamed.

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