Laurent Seksik est médecin de formation, il ne faut pas l’oublier en lisant Le cas Eduard Einstein. Le cas désigne en médecine le malade lui-même, à savoir le deuxième fils d’Albert Einstein, mais aussi toute la problématique qui entoure celui-ci.
Laurent Seksik revient dans ce roman sur les zones d’ombre du plus médiatique des prix Nobel. On sait seulement depuis 1989, grâce à des lettres que Milena (la première épouse d’Albert) n’a pas brûlées malgré l’insistance du grand physicien, que le couple a eu une fille dont il n’a jamais parlé. La petite Liserl, placée immédiatement en nourrice après sa naissance dans le village natal de Milena, est morte quelques mois plus tard de la scarlatine. Liserl, l’enfant secrète et sacrifiée à l’autel de la recherche, liera les deux ex-époux dans une culpabilité plus forte que bien des connivences. Qui a décidé d’écarter ce nouveau-né qui allait prendre trop de place dans les recherches des deux savants ? Milena, la mère, Albert, le père ? Qui a fait pression sur l’autre ? Ce n’est pas le sujet du livre. Après Liserl, le couple aura deux garçons. Tout d’abord Hans-Albert puis Eduard, l’enfant fragile. De Hans-Albert qui deviendra plus tard un éminent ingénieur, nous ne saurons pas grand-chose. Il sort du chapeau par épisodes et n’a pas beaucoup de consistance dans ce roman.
Dans cette famille étrange, pleine de secrets et de déchirements, Laurent Seksik s’intéresse à Eduard, le troisième enfant et deuxième fils du couple. Lorsque le roman commence, Eduard vient d’être interné dans le Burghözli, l’asile psychiatrique de Zürich. Il a vingt ans et passera le reste de sa vie dans l’établissement.
Laurent Seksik nous raconte la vie d’Eduard en croisant trois points de vue : celui d’Albert le père, de Milena Maric, la mère et première épouse d’Albert et celui d’Eduard, le fils.
Le point de vue d’Eduard m’a beaucoup émue : la fragilité, la sensibilité et les délires paranoïaques du malheureux interné jusqu’à sa mort me semblent très bien rendus. Ce n’est pas la première fois que l’auteur réussit à transcrire désarroi et souffrance. Dans Les derniers jours de Stefan Zweig il s’était montré d’une empathie bouleversante. Ici, il nous raconte de l’intérieur cette vie qui s’écoule entre claustration, traitements médicaux, visites de la mère et absence cruelle du père. Eduard qui se débat dans ses délires, Eduard l’innocent, le tendre, Eduard le violent : cet enchaînement de faits qui constituent sa vie est admirablement bien rendu, tout comme la période lumineuse des visites de Carl Seelig, l’ami de Robert Walser.
Je suis plus réservée en ce qui concerne Milena et Albert. C’est comme si l’auteur avait oscillé entre le désir de nous faire partager ce qu’il avait appris sur la vie intime du grand homme et celui de décrire la tragédie familiale.
Eduard serait, après Liserl, un autre remords pour Albert, du moins est-ce ainsi qu’il est présenté dans le roman. C’est sans doute le cas comme l’attestent ses échanges avec Michele Besso, l’ami de toute une vie :
Il est vraiment désolant que le jeune homme soit obligé de traîner une vie sans l’espoir d’une existence normale depuis que le traitement à l’insuline a définitivement échoué, je ne compte plus sur le secours de la médecine. D’ailleurs, je ne fais pas grand cas de cette corporation et je trouve qu’à tout prendre, il est préférable ne pas molester la nature. (p. 243)
« Le jeune homme »… Albert ne donne même pas le prénom de son fils ! Prudence de la star de la physique au cas où sa lettre tomberait aux mains de journalistes ? Sècheresse de cœur proche de la monstruosité ? Refus de cette paternité qui ne correspond pas à ce qu’il en attendait ?
L’auteur donne de très intéressants éléments biographiques, cite des passages de correspondance bien inclus dans le roman. Par contre il m’a semblé maladroit de « gonfler » les références bibliographiques en les reprenant deux fois, comme le livre de Desanka Trbuhlovic-Gjric, Milena Einstein, une vie, ou celui d’Alexis Schwarzenbach, le Génie dédaigné. Albert Einstein et la Suisse. On ne demande pas à un roman la documentation d’une thèse, alors pourquoi vouloir multiplier les références ?
Je vous conseille de lire ce roman si vous vous intéressez à Albert Einstein. Il vous semblera sans doute moins grand à la lecture du livre de Laurent Seksik. Pourtant j’émets quelques réserves sur le roman lui-même. Soit on choisit de tout écrire, et dans ce cas cette famille digne des Atrides méritait plusieurs tomes, soit il faut faire un choix et sabrer sauvagement dans la documentation, se concentrer sur l’humain pour aboutir à l’universel.
Eduard nous émeut, il aurait dû nous bouleverser.
Je ne me suis jamais intéressée à la vie « privée » d’Einstein, sauf brièvement lorsque je passais parfois à Princeton bien entendu, il y a un petit minusculet musée au fond d’un magasin!
Mais comme toutes les vies, il en avait une, avec ses secrets, ses mesquineries, ses petites grandeurs et grandes bassesses sans doute. Ce livre, en tout cas, comme tu le dis, change certainement le regard que l’on porte sur lui… mais aussi l’humanise sans doute!
Ce livre ne s’intéresse pas au travail d’Einstein, seulement à l’homme. Livre ambigu où les sentiments mêlés d’admiration et de rejet ne sont pas bien assumés. Reste l’histoire tragique de cet enfant sacrifié. C’est magnifique, tous ces voyages et rencontres que tu as vécus, dans ma vie je n’ai bougé que pour des voyages touristiques et les grandes transhumances, rien de comparable avec la richesse de ton expérience.