Envie de vous évader en ce début de mars où l’hiver laisse enfin pointer quelques froidures ? Plongez-vous dans le récit de voyage de la Suissesse Ella Maillart Des monts célestes aux sables rouges, vous découvrirez alors ce qu’avoir froid veut dire. À 5 000 mètres d’altitude dans le Turkestan soviétique, à dos de chameau ou à cheval, précipices et montagnes grandioses – sujets au mal des montagnes et au vertige s’abstenir – la jeune femme désire rencontrer les nomades d’Asie Centrale de l’empire soviétique.
En cette journée internationale des droits des femmes, (inutile de vous rappeler qu’il n’existe pas une journée des droits des hommes), je tiens à vous parler d’Ella Maillart, ce modèle pour toutes les femmes qui essaient de tracer leur propre chemin, cette femme de courage, cette aventurière obstinée et casse-cou des années 30 qui n’a jamais recherché l’épaule secourable d’un compagnon mais a assumé ses droits d’être humain dans les endroits les plus difficiles de la planète.
Jamais je n’ai raisonnablement songé à mener une vie rangée.
dira-t-elle plus tard à un journaliste qui l’interroge sur son extraordinaire existence. Certes…
Cette fille de la bonne société genevoise (père fourreur, mère danoise grande sportive) n’a sans doute jamais rêvé chiffons et princes charmants ; elle préférait des actions beaucoup plus musclées : la jolie blonde un peu carrée d’épaules a fondé à seize ans le premier club féminin de hockey sur terre de Suisse romande ! Elle a continué en faisant de la voile à un haut niveau de compétition ; elle fut la plus jeune barreuse aux régates olympiques de 1924 où elle représenta la Suisse, et accessoirement la seule femme de la compétition. De 1931 à 1934 elle participa aux premiers championnats du monde de ski alpin dans l’équipe suisse.
En dehors du ski et de la voile, Ella Maillart aimait voyager, à la recherche d’une sorte d’absolu :
Partout je cherche le secret des hommes droits qu’un ciel clair suffit à rendre heureux,
écrit-elle dans Des monts célestes aux sables rouges qui raconte son deuxième voyage en Union soviétique. « Raconter » n’est d’ailleurs pas le terme qui convient à ses descriptions précises et sans fioritures, ce véritable document sociologique des endroits où elle se rend. Elle transcrit les dialogues avec les gens qu’elle rencontre dans un style presque abrupt, on croit entendre parler ses interlocuteurs. Elle prend du recul chaque fois qu’elle le peut en mettant ce qu’elle voit en perspective avec l’histoire passée. Car Ella Maillart a des lettres, et une grande culture, et un style bien à elle, mélange de précision, d’humour et de respect pour les personnes qui sont en face d’elle. Une certaine condescendance coloniale ou occidentale est si éloignée de sa façon de penser que ses interlocuteurs lui font confiance.
En 1930, elle a vingt-six ans et part rencontrer les cinéastes russes dont elle aime le cinéma. À ce moment elle sait déjà qu’elle pourra gagner sa vie en écrivant des livres et en exposant les photos qu’elle fait avec son Leica. Dans ce livre, deux ans plus tard, la jeune Suissesse rencontre les nomades du Turkestan, les Kirghizes et les Ouzbeks.
La vie des nomades me captive. Leur instabilité m’attire, je la sens mienne comme celle des marins : ils vont, d’une escale à l’autre, partout et nulle part chez eux, chaque arrivée ne marquant somme toute qu’un nouvel appareillage.
Quel humour, lorsqu’elle croque ses rencontres, comme celle du mari d’une nomade Kirghize :
Son mari, cordial et sympathique avec ses trois poils noirs de barbe au menton, me demande naturellement où est mon mari. Chaque fois qu’il me parle, il me tape sur l’épaule, s’imaginant qu’ainsi sa question descendra plus vite dans mon entendement. Il sait quelques mots de russe et nous conversons en petit-nègre.
Impossible de dire qu’elle n’est pas mariée, ses compagnons de voyages, des scientifiques russes, disent aux Kirghizes que son mari, malade, est resté à Moscou.
Elle oscille sans cesse entre la réalité brute et la mise à distance de l’histoire :
Ici l’argent ne représente rien, la seule monnaie d’échange est le mouton, et c’est en moutons qu’ils transforment toutes leurs économies. Le rédacteur kirghize de Karakol m’avait raconté que sa première femme, en 1918, lui avait coûté vingt chevaux. Et je pense qu’en latin, pecunia – monnaie – vient de pecus, bétail, et que dans l’Iliade la valeur des boucliers s’exprimait en têtes de bétail…
Ella rencontre des prisonniers politiques, mais leur sort est beaucoup plus enviable que plus tard, lors des grandes purges staliniennes :
— On m’a déporté après m’avoir accusé de faire partie d’une secte religieuse en formation, ce qui est totalement inexact. À peine arrivé ici, on m’a offert un poste à l’Université et la direction des archives de la ville. Je crois d’ailleurs que la révision de ma condamnation est en bonne voie et qu’on me rappellera à Leningrad. Dans un sens, j’en serai triste, parce que je me suis beaucoup attaché à mon travail ici.
Quelle minutie dans le détail !
Comment on part
Je n’ai plus qu’à partir ; opération difficile, mais j’ai vu comment mes compagnons s’y sont pris. En cours de route, je dépends de la Société de Tourisme prolétarien. Pour moi, le chef de la « base » remplit un formulaire à la date voulue, confirmant ma demande de billet de chemin de fer ; ainsi, j’ai le droit de faire partie des « bronniy billets » (billets cuirassés).
Avec ce papier, on se rend à la gare deux ou trois heures avant l’ouverture du guichet, la veille du départ projeté. Là, une queue est déjà formée. Le premier venu de tous a inscrit sur son carnet les arrivées successives et chacun apprend son numéro d’ordre ; selon le papier qu’on montre, on est catalogué dans une classe particulière.
Ceux qui se tiennent devant le guichet, pâles et lassés, seront les premiers à être servis : des « kurortniy » qui partent en convalescence. Ils sont trois déjà. Puis vient la classe des communistes qui montrent seulement le coin de leur carte rouge de membre du Parti. On n’a pas à leur demander de papiers explicatifs : il est certain qu’ils se déplacent pour des raisons de première importance.
Les « bronniy » dont je suis, forment la troisième classe ; ceux à qui on reconnaît le droit de voyager sans avoir à perdre de temps. Viennent encore les « kommandirovka » envoyés en mission par les services qui les emploient ; en queue, ceux qui voyagent pour eux-mêmes sans dépendre d’une organisation. Pour eux, peut-être bien ne restera-t-il plus de billets : alors ils reviendront patiemment le lendemain.
Voilà à quoi ressemble le récit de la Suissesse : du factuel, du précis. Aucun romantisme, aucune envolée lyrique, même lorsqu’elle se trouve en face de paysages grandioses qui la sidèrent : elle n’est pas là pour donner son propre ressenti, à quelques rares moments près, comme lorsqu’elle risque de basculer dans un ravin.
Aujourd’hui encore son écriture n’est pas démodée parce qu’elle est exempte de coquetteries stylistiques. Les multiples rencontres au cours de son périple sont relatées avec minutie, et c’est un peuple qui se dévoile avec la collectivisation et la sédentarisation forcées. Des peuples en train de perdre leur culture pour ne pas disparaître, force du témoignage. Ella Maillart ne juge ni les uns ni les autres, elle témoigne.
On peut lire Des monts célestes aux sables rouges en empruntant de nombreuses grilles de lectures : témoignage, aventure extraordinaire, journal de voyage, mais en aucun cas on peut rêver à bon marché. Dureté et monotonie du voyage, faim, tensions entre les compagnons de voyage, problèmes techniques, problèmes d’argent, Ella ne nous cache rien. Mais que de choses nous apprenons grâce à son récit factuel : la vie quotidienne, la façon de tuer les animaux, de tanner leur peau, de faire cuire leur chair, de manger, rien n’échappe à son œil attentif !
Et au détour d’un sentier, la description presque involontaire d’un paysage sublime.
Il faut lire ce livre par étapes, accompagner la voyageuse et rendre hommage au sens de l’hospitalité de ceux qui la reçoivent.
Journée des droits de la femme oblige, je recopie le témoignage d’une femme membre du parti communiste qu’Ella rencontre avec des brodeuses ouzbeks :
Il faut faire attention. La libération de la femme crée du mécontentement dans les ménages. Les vieilles qui gagnent s’en moquent. Pour les jeunes, c’est toujours la même rengaine : « Je ne veux pas que tu sortes comme ça », dit l’homme. Nous instituons une petite cour pour juger les scènes de famille. Il faut faire entendre raison au mari qui voit des mauvaises choses partout. Seule l’instruction finira par ouvrir les yeux aux hommes.
C’était en 1932 en Ouzbekistan. Nous savons ce qu’est devenue cette tentative de dévoiler les femmes. Bonne journée à toutes et à tous.
Si vous désirez mieux connaître Ella Maillart, voici quelques liens utiles :
Un très beau témoignage de Charles-Henri Favrod.
Sa biographie qui vaut le détour.
Un bel article des écrivains voyageurs.
Un article du Temps (excellent journal suisse romand) sur la longue vie de cette aventurière extraordinaire.
Ella Maillart
Payot, mai 2001, 358 p., 10,65 €
ISBN : 978-2228894401
Je n’en avais jamais entendu parler, ou alors peut-être figure-t-elle dans le dernier livre que mon père m’ait offert, sur les aventurières féminines. Je vais regarder. Mais quelle femme! Bien sûr, ces femmes qui brandissaient leur indépendance étaient « fortunées », ne devaient pas gagner leur vie, mais elles existaient et ouvraient la voie aux autres. Même la fameuse Héloïse n’a épousé son Abélard que dans un esprit de sacrifice car elle n’avait aucune envie de se marier et de se retrouver aux fourneaux. Edith Warton est un autre majestueux exemple de femme que son argent a aidée à redevenir libre (divorce) et complète, et parler des autres femmes…
Oui, Edith Warton est un bel exemple littéraire. En ce qui concerne la Suisse, il est troublant de constater à quel point ce petit pays a fourni des femmes libres, baroudeuses écrivaines. Cela mériterait de nombreux articles!