Longtemps je me suis couchée de bonne heure, avec un livre ou un homme, mais vraiment de très bonne heure.
C’était bon de caresser les pages ou la peau, de lire le frisson de l’autre en même temps que les mots, c’était bon d’être au lit avec la lumière du jour, quand tout le monde regarde la télévision. Carré bleu ou carré gris, moi c’était au lit que je regardais le ciel, et l’homme dans mon lit, et le livre sur mon lit.
Il me rejoignait très vite, et je ne savais pas et lui non plus si ce soir-là je partirais pour de lointains voyages, ou avec lui, plus loin encore, morsures et râles et mots fous dans des regards agonisants. Nous allions si loin que parfois j’étais étonnée de me retrouver dans mon lit : c’était vraiment un drôle de navire, chaud et doux, jamais au bord du naufrage.
C’est sécurisant, un lit, comme un compagnon dont on connaît chaque centimètre de peau. Et l’homme, cet homme reconnu, élu, capté comme un rayon de soleil, cet homme si chaud, si tendre, si prenant, cet homme si bien dans le lit – de bonne heure, vraiment de très bonne heure.
A l’heure du coucher du soleil, nous étions si bien au lit, avec un livre, voyageurs immobiles, l’esprit ou les sens en éveil, solidaires mais embarqués dans une histoire différente, si proches à se donner de la chaleur lorsque l’histoire faisait trop frissonner, ou à partager une page lorsque vraiment c’était si fort qu’on ne pouvait pas le garder pour soi. C’était une belle heure pour la lecture et l’amour, une belle heure pour les échanges de vue et de peau, les corps à corps un peu rudes et les concentrés de tendresse ou de folie.
Et puis arrivait la nuit, et le moment où tout le monde éteint la télévision. Carré bleu, carré gris, enfouissement dans les draps pour tout le monde, livre sur la table de chevet, au chaud, tout contre, tout contre, héros de papier et chair accolée, pour la nuit des hommes.
Longtemps je me suis couchée de bonne heure, pas question de m’endormir aussitôt comme le petit Marcel, pas de temps perdu, seulement la conscience d’exister, là, maintenant, dans le lit, un livre et un compagnon à portée de main.
Personne n’a encore osé commenter cette nouvelle… Pour ne pas troubler l’intimité des « voyageurs immobiles ». Je dirai juste que c’est une très belle page…