Le panier

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Le panier de MaxToutes les semaines je vais acheter des œufs chez pépé Max et mémé Lulu.

Pépé Max et mémé Lulu, tout le monde les appelle comme ça, on ne leur donne pas leur nom, on ne leur donnerait pas du monsieur ou du madame, cela semblerait une incongruité. Ce sont les seules vieilles personnes du hameau de montagne où nous nous sommes posés que l’on traite avec autant de tendresse et de familiarité.

Ils forment un joli couple, le pépé Max et la mémé Lulu.

Elle a des problèmes avec ses jambes : Un enfant dans le ventre et un autre sur les bras, tu le paieras un jour me disait ma maman. Elle avait raison : voyez comme mes jambes me font mal !

Elle montre ses jambes douloureuses, lui ne dit rien, il la regarde avec tendresse : elle a de la peine à marcher, elle souffre dans son corps de toutes ces années de labeur à la ferme, avec les enfants, les vaches, la maisonnée à faire tourner. Elle lui a donné une belle famille, c’est sûr. Et quand il la contemple, il pense à la jeune fille rougissante qui était montée du chef-lieu pour rencontrer sa famille.

Les deux au jardin :

–       Je te dis qu’il faut pas semer les carottes maintenant, pas dans ce carré, c’est un comble ce que tu es têtu !

–       Et pourquoi je ne pourrais pas semer là, tu peux me le dire ? Tu n’y connais rien !

–       Ah ça ! Pour sûr on ne mange rien, depuis cinquante ans que je fais le jardin…

–       Je n’ai pas dit ça, je dis que tu es têtu !

Depuis chez nous on entend deux vieilles voix bourrues qui se répondent en écho en une partition parfaitement rôdée. Les disputes potagères des vieux époux amusent tout le monde. Ces deux là, si enracinés l’un dans l’autre, il faut bien qu’ils prennent un peu d’air, et la divergence sur telle ou telle culture c’est leur manière de prendre de l’influence sur leur vie.

L’hiver s’écoule lentement, mon ventre s’arrondit, je vais chercher des œufs. Depuis quelques semaines j’étudie avec une curiosité vaguement ethnologique la progression du panier que fait Max. Il est allé chercher des osiers dans une haie. Il les prépare soigneusement, les assouplit. La botte jonche le sol de la cuisine, il fait chaud et doux. Mémé Lulu prépare le thé. J’observe les gestes lents, précis : le panier s’ébauche ; d’abord l’ossature et cela ressemble à une caravelle de Christophe Colomb. Pansu, ventru, le panier semble vouloir une assise la plus large possible pour ne pas tanguer sur la terre. Chargé de fruits ou de légumes, il ne versera pas. De conversation en conversation, les vieilles mains font avancer l’osier.

–       Quel motif on va lui mettre, sur ce panier, qu’est-ce que vous aimez ?

Je comprends alors que ce qui s’ébauche m’est destiné. Le panier s’arrondit au rythme de mon ventre, il sera fini pour la naissance du bébé. Pépé Max ne se presse pas, il a tout l’hiver. Il écorce l’osier à certains endroits, ça sent bon dans la cuisine, une légère odeur un peu amère, une fraîcheur au cœur de l’hiver, une attente de printemps. C’est beau. C’est rassurant. Ce bébé-là ne peut être que solide, et fort comme le panier, il portera de grandes espérances, il sera riche de tout ce qu’il saura créer.

Le panier est fini, il doit sécher. Attente.

Enfin le bébé est là, solide. Le panier qui est maintenant dans ma cuisine pourrait presque lui servir de berceau. Il est très beau, très solide. Je m’en sers tout le temps. Il ne craint ni la terre ni le poids des légumes.

Le bébé est devenu presque adulte et Max est mort depuis longtemps. Le panier n’a pas bougé, simplement le blanc éblouissant de l’osier écorcé est devenu gris, il restera toujours dans la cuisine, à portée de main et de cœur et lorsque je vais dans le jardin, mon panier à la main, j’ai tout mon temps. Il faut du temps pour les choses solides, une large assise pleine de lenteur et de sérénité.

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5 réflexions sur « Le panier »

  1. Maribé

    Beaucoup de tendresse dans ce texte….! Pépé Max et Mémé Lulu ainsi que la narratrice nous font partager leur douceur. Un flah-back très émouvant !

  2. Philippe

    Magnifique nouvelle! Et un très beau site avec ça… je sens ta carrière d’écrivain définitivement lancée! 🙂

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