Ce texte n’a aucun rapport avec La Servante écarlate et son succès planétaire. Il déroute de premier abord par son aspect, une sorte de collage de différentes nouvelles parues au fil du temps dans des revues diverses. Encore une tentative de régurgitation destinée à masquer le manque d’inspiration ? Pas du tout, ce serait mal connaître Margaret Atwood. Si certaines nouvelles ont déjà été publiées, elles sont intégrées dans un projet d’ensemble qui apparaît dans le titre original, Moral Disorder – Désordre moral.
Ce désordre est celui des souvenirs, de la façon chaotique dont ces derniers nous reviennent en mémoire. Le passé surgit au détour d’une phrase anodine, d’un événement minuscule, il ne s’embarrasse pas de logique temporelle. Seuls les écrivains ordonnent les vies ; même lorsqu’ils racontent la leur, ils retravaillent leur matière pour la lisser, il s’agit d’une construction intellectuelle. Margaret Atwood refuse le procédé. Elle choisit bien sûr les éclats de mémoire, les scènes qu’elle va raconter avec beaucoup d’humour ou d’émotion, c’est selon, mais elle respecte ce kaléidoscope, cette concentration de souvenirs désordonnés qui forment une vie, la sienne. Lorsque le texte commence, l’auteure se trouve elle-même au stade de la vieillesse et va nous raconter sa vie de manière à peine déguisée, une vie dans laquelle nous pouvons souvent nous reconnaître. Le hasard de nos choix, les surprises et les accidents qui viennent bouleverser nos projets. Le chaos qui s’ordonne et trouve sens à la fin, parce que nous éprouvons le besoin que tout ce que nous avons vécu ait une signification.
Tout se mélange dans ce texte. Les souvenirs de la petite enfance reviennent au moment où l’auteure et sa jeune sœur doivent rendre visite à leur très vieille mère, se chevauchent avec sa propre vieillesse. Le cours de la vie, la naissance de sa sœur, les amours et leurs complications, le travail, la ferme où elle a vécu avec son compagnon, tout vient de manière chaotique. Il y a beaucoup d’humour dans ces passages, mais celui-ci fait place à une tendresse douloureuse lorsque nous passons au très grand âge des parents.
À quoi se raccrocher lorsque la vie s’épuise et que tout devient flou ? Les albums photographiques qui suivaient si bien l’évolution des âges de la vie et de la famille avant l’apparition du numérique et de l’inflation de l’image ? Ces clichés ordonnés dans le temps ne servent pas de repère lorsque, comme la mère de l’auteure, on a oublié qui ils représentent.
Toutes les photos sont en noir et blanc, bien que les premières aient une nuance sépia […] Au-dessous de chaque cliché se déploie – encre noire sur pages grises – l’écriture soignée de ma mère. Noms, lieux, dates. Au début apparaissent mes grands-parents dans leurs habits de dimanche avec leur première voiture, une Ford, fièrement campés devant leur pavillon de la Nouvelle Écosse. […] Ma mère fait son entrée sous les traits d’un bébé enrubanné, puis se mue en une petite fille avec anglaises et robe à col de dentelle, puis en garçon manqué en salopette. […]
Là, elle sourit [à l’évocation d’un souvenir] Là-dedans – au bout de ce long boyau obscur qui la sépare de nous –, elle repart pour ce galop fou, au milieu des prés, à travers des vergers de pommiers en fleurs, elle s’accroche désespérément aux rênes et au pommeau, son cœur bat la chamade avec une joie terrifiée. Est-ce qu’elle sent les fleurs de pommiers là où elle est ?
Le fiasco du Labrador du titre français renvoie à la fin de la vie du père de l’auteure. Il aime qu’on lui lise le récit d’une tragique expédition. Il connaît bien les lieux, il y a travaillé en tant que scientifique. Les explorateurs du livre finissent tragiquement, il connaît tous les détails de leurs erreurs.
Il me regarde avec attention du coin gauche de chaque œil, seules zones y voyant encore.
« Tu as l’air d’avoir beaucoup vieilli subitement », me lance-t-il.
Pour autant que je puisse en juger, les quatre ou cinq dernières années et plusieurs tranches de temps avant lui échappent. Je le déçois : pas tant à cause de ce que j’ai pu faire qu’à cause de ce que je n’ai pas réussi à faire. Je n’ai pas réussi à rester jeune. Sinon, j’aurais pu le sauver ; car, lui aussi, il aurait pu rester tel qu’il était. […]
Il ne parle pas de son attaque, parce qu’il n’a pas conscience de son état. Il parle du fait qu’il s’est perdu.
« On sait comment s’organiser, lui dis-je. N’importe comment on va s’en tirer.
– On va s’en tirer, répète-t-il. »
Pourtant, il semble en douter. Il n’a pas confiance en moi, et il a raison.
Ce texte apparemment désordonné possède la cruauté de la vie.