Avis au lecteur : avant d’acheter ce livre, ouvrez-le au hasard et lisez une page. Si vous supportez ce chaos, si le jaillissement de cette prose brute vous fascine, prenez-le : vous allez faire un voyage qui va vous sidérer. Autrement, oubliez ce livre déroutant, agaçant, fascinant, ce roman qui surprend par sa puissance et irrite par sa forme. Ce grand texte plein de caillasses.
Commençons par le plus déroutant : le roman est constitué d’une seule phrase, et pour éviter l’asphyxie du lecteur, l’auteur (malin) a prévu des retour à la ligne constituant autant de paragraphes. Autant le dire tout de suite, le procédé m’a irritée. Il a déjà été employé, franchement question nouveauté je ne vois pas l’intérêt. Était-ce pour immerger le lecteur dans le chaos total de dialogues, récits, alternances présent-passé, changements de narrateur jamais annoncés ? Je sais que le snobisme actuel consiste à lire des livres « difficiles », comme si la fluidité d’une narration et d’un style n’exigeaient pas beaucoup de travail ! Tout le long du roman j’ai dû me faire violence pour continuer la lecture tant ce parti-pris de n’employer que la virgule et de rares points d’interrogation m’a semblé vain. J’ai pourtant continué parce que le texte est fort, que ce chaos de violence, d’aller-retour entre l’Algérie des années soixante et celle d’aujourd’hui, cette immersion dans les souvenirs et le quotidien du personnage principal vraiment admirables.
Là, avait dit Bahi, est une immersion dans une accumulation verbale où on ne saisit jamais d’office qui parle, si nous nous situons dans le présent ou le passé, et cette difficulté, cette déstabilisation du lecteur participe à la puissance du texte.
Un narrateur que nous peinons à identifier au début se rend en Algérie rencontrer un camionneur très attachant, qui a été autrefois l’ouvrier agricole d’un propriétaire terrien pied noir appelé Malusci. Celui-ci ne voulait pas quitter l’Algérie alors que les propriétaires alentour fuyaient ou mouraient égorgés.
En quelques semaines les trois lettres OAS avaient fleuri aux murs de la ville entière la haine était devenue palpable avait envahi les rues comme une mélasse malodorante, Oran puait la haine à présent et Français et musulmans ne se croisaient plus qu’en échangeant des regards de meurtre, sale Français qui était peut-être hier de ceux qui ont lynché mon frère et fait sauter la mosquée, sale Arabe pareil à ceux qui pullulent partout désormais et n’éprouvent même plus le besoin de se cacher pour liquider les nôtres (…) à présent l’ignominie était telle de chaque côté que nous allions par les rues avec une égale terreur des deux camps
Doté d’une chance insolente, d’un « cul bordé », d’une « baraka scandaleuse qui ne l’abandonnait jamais » (quitte à ce d’autres paient de leur vie le fait de pas l’avoir exécuté) Malusci part de l’Algérie en 1962 avec le tout dernier bateau. Est-ce à cause de son appétit de vivre, de son amour des femmes, de son goût du travail bien fait que ses ouvriers aimaient malgré tout ce colon dur et méprisant ? Quel était réellement le lien entre cet homme et Bahi, l’adolescent algérien que Malusci aimait plus que sa propre femme ?
On comprend au fil des pages chaotiques que le narrateur est le petit-fils de Malusci, et le portrait qu’il fait du vieil homme est peu flatteur : limite impotent mais d’une méchanceté redoutable avec sa famille. On comprend d’autant moins le voyage du narrateur en Algérie à la rencontre de Bahi qui est devenu camionneur. Légende en marche et déstabilisation : comment reconnaître le vieil homme diminué et amer dans l’être plein de vie que lui décrivent les ouvriers ?
Ah Luciano les femmes s’était exclamé Bahi au volant de son camion de l’autre côté de la mer, ah Luciano la musique, ah Luciano les tomates,
séparés par quoi, une journée de traversée, une heure et demi de vol ? un millier de kilomètres tout au plus et c’était cette distance dérisoire qui avait suffi à faire qu’ils ne se revoient plus jamais, que leurs existences se poursuivent désormais coupées l’une de l’autre ?
les années avaient passé et Malusci avait continué de s’emmurer dans sa tristesse, Bahi de conduire chaque jour son vieux porte-bonheur jusqu’à la carrière pour y faire du sable, de repartir de la carrière (…)
Bahi parle, discours obsédant racontant aussi bien le passé que le présent, ses souvenirs de Malusci et ceux des atrocités de la guerre, sa vie à lui, double-vie, double famille et même triple avec la maîtresse qui partage sa passion depuis trente ans. Triple vie, et Malusci là-dedans ? Cette étrange et trouble amitié qui a irrigué sa vie ? Bahi qui passe du présent au passé en un glissement aléatoire, Bahi personnage lumineux de cette histoire où la notion de personnalité est mise à mal comme si les horreurs de la guerre avaient laminé pour toujours les êtres. Confusion de la mémoire, idéalisation, strates bouleversées du présent et du passé, et le voyage dans le camion hors d’âge prend des airs de voyage initiatique où le jeune narrateur (inversion des rôles traditionnels !) sert de lien entre les deux hommes qui ne se sont jamais revus depuis l’indépendance de l’Algérie. Deux lettres, un coup de téléphone, et le petit-fils devient passeur.
Il y a beaucoup plus que la guerre dans ce roman sur l’Algérie ; il y a la terre, les vignes à sulfater, les ouvriers humiliés, le père de Bahi, surtout, forgeron au bord de la haine devant son patron qui lui prend son fils aîné, le père de Bahi qui est le pendant malchanceux du colon. Douleurs et quelques scènes vraiment magnifiques.
Nous vivions à la ferme lorsque tout a commencé s’était mis à raconter Bahi et les premières semaines nous étions restés miraculeusement épargnés, peut-être savaient-ils ce que notre famille avait fait pour l’Indépendance et conservaient-ils un minimum de respect pour ces choses, alentour les maisons brûlaient, les gens fuyaient et nous attendions, qu’aurions-nous pu faire d’autre, la mort semblait devenue folle, frappant çà et là sans prévenir, pendant la guerre au moins l’ennemi était là en face bien identifié tangible mais tout d’un coup c’était comme si la mort entrée en transe s’était mise à faucher aveuglément, une maison brûlait le matin, une autre s’embrasait l’après-midi, le lendemain le village voisin se réveillait les rues encombrées de cadavres d’hommes et de femmes égorgés pendant leur sommeil, la région s’enfonçait lentement dans l’enfer et un matin une Mercedes noire comme un corbillard était venue se garer devant la maison
La paix provisoire, l’islamisme et les vieux démons de la haine, la violence brute, mais aussi de la joie, parce que, au milieu de toute cette désolation, des gens comme Bahi mènent leur vie comme ils l’entendent, à rouler des heures à bord d’un camion hors d’âge. Malgré l’irritation permanente, quel texte !
J’ai lu – commencé de lire serait plus exact, et pas continué! – un livre victime de la même ponctuation et non… j’aime les belles phrases, et pas seulement un bon récit raconté n’importe comment. J’ai raison ou tort, ça n’a pas d’importance mais en tout cas je recherche le plaisir de lire et m’y forcer n’en est plus un 😉
Je comprends parfaitement! J’ai continué la lecture uniquement parce que je trouvais le texte fort, mais l’irritation ne m’a pas quittée.