La petite fille dans la grange

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La petite fille, – barboteuse blanche resserrée autour des cuisses –, a trouvé le plus beau des jouets dans la grange : un poussin égaré qu’il faudra remettre vers les poules et se sauver très vite avant que les becs vengeurs et ingrats ne piquent les jambes.

Elle a abandonné sa brouette de bois et attrapé le poussin, elle le tient maintenant entre ses mains, loin devant elle, prête à le lâcher s’il se met à la béquer. Elle sent le petit cœur qui bat à toute vitesse, elle se concentre sur cette vie qui s’affole et dépend d’elle, pleine de puissance et de curiosité.

Char et enfant

Elle n’a même pas entendu le photographe approcher. Celui-ci prend le temps nécessaire pour le cadrage et la petite se retrouve dans la longue diagonale qui partage l’image en deux.

En haut à gauche, une longue grappe d’épis de maïs est mise à sécher, cet hiver le père la descendra et les enfants se mettront devant la machine, dans la solitude du grenier, avec les raclements des sabots et les longs soupirs des vaches attendant la traite ou le printemps, comment savoir ?

Au-dessus de l’écurie, il y a la machine à égrainer le maïs, une sorte de banc avec une manivelle et un espace pour mettre l’épi. Un enfant (en général le plus petit) met l’épi et le plus grand tourne la manivelle, il faut de la force. C’est un moment agréable, l’hiver. Il fait chaud, la chaleur monte de l’écurie, le travail n’est pas pénible, on peut discuter sans avoir les adultes et leurs gifles intempestives à portée de main. Les enfants s’arrêtent, rêvent, profitent de leur privilège : la solitude est si rare, à la campagne !

Elle n’aura pas cet avantage : elle est trop petite pour mettre les épis dans la machine ; elle n’aura même pas le droit de monter l’échelle et regardera avec indignation et convoitise ses aînés grimper les barreaux.

Pour l’instant rien ne compte que la vie entre ses mains.

La majeure partie de la photo est occupée par le foin : celui qui est déchargé et dont le tas monte jusqu’en haut du cliché, celui qui attend dans la charrette dont la roue est plus haute que la petite fille, la roue qui continue la diagonale, la roue de la brouette jouet la terminant.

Le foin a été chargé à la main, il donne une impression de légèreté, de désordre, la fourche des paysans a jeté l’herbe séchée dans un désordre soigneux, l’essentiel étant de monter le tas le plus haut possible pour éviter qu’il s’effondre ou que les bœufs sèment le foin comme les cailloux du petit Poucet. Rien à voir avec les gros rouleaux denses et réguliers que fournissent les machines actuelles. La fourche, le corps penché puis relevé, le mouvement de l’épaule sans cesse répété, de plus en plus pénible à mesure que le tas monte, et pour finir, oh là !

Et les bœufs cessent leur pas de deux, avancent désormais sans pause, mais avec lenteur, avec les hommes qui suivent, fourche sur l’épaule.

La charrette attend dans la grange que les hommes déchargent le foin, le jettent d’un nouveau coup d’épaule sur le tas déjà si haut. Pour l’instant ils ont dételé les bœufs, se sont rendus à la cuisine pour boire un coup avant de reprendre le mouvement.

La mère sert le vin léger dans de gros verres bien épais, elle se tient en retrait avec la bouteille, prête à remplir les verres dès que les hommes auront vidé d’un trait la piquette familiale.

La cuisine baigne dans le clair obscur, avec une fenêtre sur le côté étroit du bâtiment. Lumière et espaces mesurés : le poêle et le four à pain dévorent l’espace, on se serre, on se pousse, on n’est pas là pour traîner ou rêvasser.

Pour l’instant les hommes se taisent, tout à leur sentiment d’aise, de la soif étanchée. La conversation viendra au deuxième verre, quand les muscles se feront lourds mais que le gosier ne sera plus sec.

La femme est sans cesse en mouvement, il fait très chaud malgré la porte ouverte, la cuisinière en fonte avec la réserve pour l’eau chaude est allumée, on ne connaît pas encore la cuisinière à gaz.

La mère doit s’occuper du feu, aller chercher le bois et l’eau au puits pour la cuisine et le lavage.

L’électricité est arrivée mais pas encore la machine à laver ou la cuisinière électrique, encore moins l’eau sur l’évier. Pas de salle de bains mais le baquet en fer blanc pour le récurage du dimanche, les enfants les uns après les autres. Et le cabinet au fond du jardin.

Occupations incessantes, et les animaux à soigner, les vaches à traire, les petits à élever.

On dresse les enfants, comme on dit, l’essentiel n’est pas qu’ils soient heureux mais qu’ils ne fassent pas honte.

Pour l’heure, la petite en barboteuse blanche, dans la solitude de la grange, éprouve un sentiment de bonheur : le petit poussin n’a plus peur d’elle.

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2 réflexions sur « La petite fille dans la grange »

  1. ROGUET

    Nicole,

    J’adore ta façon de raconter les histoires d’un temps que nous n’avons pas connu, mais dont nous avons tant entendu parler par nos parents. Un temps où malgré la dureté du travail, on prenait le temps de vivre et d’apprécier les bons moments. Un temps où l’on ne se plaignait pas, un temps où l’on vivait chaque instant, chaque saison.
    On s’y croirait !
    Cela nous fait du bien.
    Merci pour nos futurs petits lecteurs.
    Isa

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