La serpette, la vigne et le grand-père

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Le grand-père n’est pas content ; le voilà, serpette à la main, sur la deuxième marche de l’échelle de bois, à poser comme s’il n’avait que ça à faire : la photo, c’est pour les bourgeois, pour ceux qui perdent leur temps, lui il n’arrête pas.

Il est mécontent, un peu en colère mais il est toujours en colère, il lui semble que sourire équivaudrait à un avachissement de l’âme. Lui, il ne baisse pas la garde, il touche une minuscule retraite mais il est chez lui.

Le grand-père

Les poules, les lapins dans leur enclos de grillage, sous l’échelle, le potager aussi. Il a tout ce qu’il faut pour manger, il est le souverain d’un royaume enclos de murs dans ce qui devient une petite ville.

Seulement il faut faire attention, rien n’est jamais acquis, c’est comme la vigne, mise pour ombrager les clapiers et empêcher le coup de chaud des lapins. Quelques jours de relâchement et les vrilles s’accrochent sous les tuiles, font leur travail de sape par vitalité excessive.

Et voilà pourquoi il grimpe à l’échelle, un dimanche après-midi, alors que toute la famille est réunie: il va limiter l’extension de la vigne qui soulève les tuiles et risque de provoquer des infiltrations.

Il veille à tout, surveille les poules, les lapins, le moindre signe de décrépitude dans son patrimoine si durement acquis, il n’a pas de temps pour les fariboles.

Il n’a pas le temps et n’aime pas causer, il laisse tout ça à la femme, enfermée dans la maison avec les enfants et leurs petits.

Il est sorti pour faire quelque chose, c’est dimanche pourtant, ont murmuré les enfants, mais il ne peut pas s’arrêter, et il n’en peut plus des cris des petits et des jacasseries des femmes.

Il a fait une concession : il a mis sa chemise blanche du dimanche, autrement tous les jours se ressemblent puisqu’il travaille tous les jours, pantalon de velours usé, gilet sans manches qui couvre les reins pendant toute la belle saison – il faut se protéger les reins, c’est traître, la sueur du travail –, et casquette immuablement vissée sur la tête.

Il a travaillé toute sa vie, partagé entre l’usine, ses cinq enfants à élever en un temps où la sécurité sociale et les allocations familiales n’existaient pas et la lente création du pécule nécessaire à l’achat de la maison avec son jardin. Il l’avait repérée depuis longtemps, s’était entretenu avec les propriétaires : la parole fut donnée, une poignée de mains et c’est tout.

Sa femme était d’accord avec le moindre sou traqué, les lessives chez les voisines et le linge à repasser, la couture des habits des petits, les prouesses pour nourrir tout le monde. Un accord de silence têtu, et la maison en vente plus tôt que prévu : les héritiers avaient accepté un arrangement. Il n’était pas question de crédit dans une banque, il avait donné tout ce qu’il avait, plus l’assurance que chaque mois la somme due serait remise en mains propres.

Encore plus de lessives pour la femme, le dos courbé sur la table à repasser, le soir les comptes dans le cahier. Pas de vacances, les petits qui grandissent et participent à la création des annexes de ce qui est devenu leur maison. Les filles tiennent le grillage pour le futur clapier, le petit dernier – le seul garçon –, apporte le marteau et court de ses petites jambes chercher les clous.

Elles sont quatre filles, silencieuses et obéissantes, elles ont appris le travail, sont bonnes élèves, ramassent de l’herbe pour les lapins, aident leur mère.

Dès leurs douze ans elles entrent à l’usine : il faut payer la maison.

La deuxième est une excellente élève : elle passe le certificat d’études, première du canton, la fierté de toute l’école. Mais les parents se taisent, il n’y a pas de bourse, aucune aide pour les enfants d’ouvriers, elle va chercher son diplôme et ses trophées, revient à la maison avec un dictionnaire rouge et un livre qui s’appelle le Tout en Un, aussi épais et rouge que le dictionnaire. Elle pleure en posant les livres sur la table et son père lui donne une rude taloche. De colère, mais pas contre sa fille et elle comprend. Elle range les deux livres dont elle ne se séparera jamais, le Tout en Un caché maintenant au milieu de mes livres les plus précieux.

Tous les enfants passent par l’usine, deviennent adultes, ne s’envolent pas vraiment, ils continuent à obéir mais les parents ont payé la maison. Les enfants créent leur propre famille et viennent un dimanche sur deux mais leur père ne comprend pas cette vie qui a changé.

Les enfants ont une automobile, ils commencent à parler de vacances, même s’il s’agit de celles des autres. Des vacances ! Lui fera jusqu’à sa mort de très longs trajets à pieds, il n’aura jamais seulement un vélo.

Pour l’heure il a cédé à l’insistance du photographe et il pose devant l’appentis. A droite de l’échelle le pied de vigne grimpe comme le squelette d’une gigantesque patte d’oiseau. La serpette pend au bout de sa main droite comme un quart de lune désorienté.

 

 

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