L’Affaire des vivants, plongée dans le socle de notre monde industriel

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ChavassieuxSi vous commencez à fatiguer devant les souvenirs intimes soigneusement entretenus en fonds de commerce, précipitez-vous sur cette superbe saga très bien écrite. Elle nous raconte  l’ascension sociale d’un arriviste paysan né au milieu du XIXe siècle dans la région lyonnaise, Charlemagne Persant, ainsi prénommé par son grand-père qui offre à son premier petit-fils un destin :

Il a tracé la vie d’un Persant, il lui a désigné le chemin, lui a dit tu es unique, tu verras, ton nom te dira quoi faire, ton nom fera de toi un roi, un maître, on t’élèvera, sans même comprendre pourquoi, on t’élèvera comme un prince, on pardonnera tes caprices, on t’obéira, tu prendras l’habitude d’être obéi, on te donnera les meilleurs morceaux, on prendra soi de toi, on te confiera ce qu’il faut connaître de l’ordre intime des choses, on t’expliquera le monde, les hommes, on t’en dira plus qu’aux Paul et aux Michel. Parce que tu es Charlemagne.

Charlemagne devenu « le grand » dans sa famille, Charles partout ailleurs, va s’élever très haut, s’arracher de sa misérable famille collée à la glaise et à la misère par le fatalisme et l’alcool. Charlemagne ne va pas faire d’études, au grand dam de son instituteur que fascine sa brillante intelligence, mais il va sortir de sa condition, devenir celui à qui tout le monde obéit, y compris dans sa propre famille d’origine, comme l’avait prédit son grand-père. Nous assistons en même temps à la progression inexorable de ce Rastignac paysan et têtu et aux débuts de l’industrialisation de la région lyonnaise.

Charlemagne naît durant la deuxième république, peu avant le coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte qui rétablit l’empire à son profit. Il part à la guerre à vingt ans quand la Troisième république reprend la guerre contre les Prussiens après le désastre de Sedan. Charlemagne revient sans dommages et continue son ascension sociale. Mariage de raison et d’intérêt, comme le modèle de Balzac. La vie de Charlemagne est intimement mêlée au développement industriel et commercial initié par Napoléon III et poursuivi dans les campagnes françaises durant la troisième république.

On évoque beaucoup de monde, dans ce roman, de Victor Hugo le seigneur des lettres adulé par les humbles à Louise Michel l’égérie de la Commune enfin rentrée du bagne de Cayenne ou le cinéaste Abel Gance à la fin du roman. Mais on découvre aussi les conditions de vie terrifiantes des ouvriers, le travail des enfants, les premières grèves.

Il était arrivé. Il y avait la chaleur. Il y avait l’odeur. Il y avait l’enfer. Sous la pellicule huileuse du jour faiblement distribué par de petites lucarnes, cinq mètres sous lui, des dizaines de métiers étaient alignés dans une vaste cave. Combien d’hommes s’activaient là, pliés au labeur, nus jusqu’à la taille, musculature hâve dans la pénombre, attelés comme greffés aux mécaniques : quatre-vint, cent, cent vingt ? de la pénombre montaient leurs souffles, leur peine étouffée par les percussions des peignes et des navettes, et montait avec autant de force l’âcreté de leurs sueurs mêlées, le jus exprimé des corps par la moiteur de serre.

Il est difficile de s’identifier au personnage principal de la saga tant c’est un bloc puissant qui avance en broyant ceux qui l’entourent, à commencer par sa femme et son fils qu’il terrorise. Charlemagne est devenu un patron dur et intransigeant qui n’aime qu’une prostituée noire qu’il voudrait libérer de sa servitude. Il va trouver une mort abominable, libération pour sa femme et signal de la perte de son empire industriel et commercial. Le roman s’achève sur la guerre suivante, dite la Grande Guerre, à laquelle participe Ernest, le fils de Charlemagne.

Les vivants doivent aux vivants. Si je meurs demain, je mourrai pour le projet des vivants, sans rancune et sans compter. Si je ne meurs pas, alors je vivrai aussi pour eux. La vie est l’affaire des vivants.

La saga de Christian Chavassieux est profondément enracinée dans le terreau historique, industriel et langagier de la dernière partie du XIXe siècle et du début du vingtième. En plus de l’écriture, originale, enveloppante et nerveuse à la fois, de l’intrigue classique mais très bien menée, ce n’est pas le moindre mérite de ce roman de plus de trois cents pages de nous plonger dans une période et des milieux sociaux que nous connaissons mal. J’ai beaucoup aimé cette saga historique où l’auteur ne renie pas ce qu’il doit à Balzac, Flaubert, Hugo et Zola. Précision du langage (délices de ces mots exhumés !), des mœurs, des journaux de l’époque, descriptions précises des travaux des usines et des travaux agricoles, scènes de bataille où le lecteur est embarqué, tout concourt à faire de ce roman un exemple de ce que peut être un bon roman historique.

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