Où se trouve la littérature suisse romande aujourd’hui ? Confinée dans des territoires intimistes où le non dit s’accumule dans le texte comme le brouillard dans la plaine du Rhône ? Coincée entre un calvinisme paralysant et le puissant voisin français ? Balivernes ! Précipitez-vous sur le dernier roman de Jean-Michel Olivier, L’Ami barbare, cette fausse biographie de Vladimir Dimitrijević le fondateur des éditions L’Age d’homme à Lausanne, une des plus belles maisons d’édition européenne. Fausse biographie tellement le vrai et le faux s’entremêlent en une passion tumultueuse, et vrai roman, grand roman. Dimitri comme l’appelaient ses proches aurait approuvé. La littérature, c’était sa raison de vivre et son ami Jean-Michel Olivier lui rend, avec ce livre trépidant, la vie qui est partie dans un dernier choc en juin 2011.
Roman Dragomir vient de mourir.
Vous voici réunis, enfin, autour de mon cercueil.
Oui, vous êtes tous là, dans la petite église, ma fille gothique et mon fils businessman, mes collègues, mes complices, mes amis de toujours, mes femmes et mes docteurs, les illustres inconnus que j’ai voulu faire connaître, les souris grises de l’Université et les dames patronnesses du Journal… Oui, tout le monde est là avec cet air de contrition qu’ont les Occidentaux lors des enterrements, alors qu’il faudrait rire et danser joyeusement autour des encensoirs, comme dans mon pays, rire et chanter toute la nuit en buvant sec et en fumant des cigarettes, car la mort n’existe pas, il n’y a que des migrations.
Sept personnes vont prendre la parole devant le cercueil, sept voix auxquelles Roman va répondre, partagé entre le spectacle qui se joue dans l’église et ses réponses peu amènes aux personnages qui l’entourent. On comprend vite que l’empathie et l’urbanité ne figuraient pas dans le catalogue du défunt. Jean-Michel Olivier prend d’ailleurs un plaisir évident à se dégommer :
Ah, te voici, grand échalas mélancolique !
Même dans la fournaise, tu portes cette longue écharpe rouge qui est ta marque de fabrique ! Pourtant, il ne suffit pas de porter une écharpe rouge pour être un écrivain, tu le sais bien, Pierre : il faut écrire des livres. Et des bons livres…
Tu as l’air affecté. Lunettes noires, cheveux brillantinés, costume de lin gris clair. Traits creusés par les nuits blanches de clope éteinte au bec. Presque une épave, Pierre ! Mais tu me connais bien : ta main tremblante dépose sur mon lit de satin une bouteille de rakia. Et pas n’importe laquelle.
Dans ce roman tout va vite, tout est excessif, loin de l’image feutrée de l’Helvétie. Il faut dire que ce Serbe sauvage a secoué le cocotier du monde endormi de l’édition lémanique, ce barbare mal éduqué et fascinant bousculait tous les codes : fini d’être entre soi voilà qu’un inconnu au pedigree invérifiable se mettait à publier à tour de bras des auteurs de l’Est, donnant un coup de projecteur éblouissant sur l’édition helvétique. Preuve absolue de mauvais goût que l’on tourne vite en sourires.
Tout se mêle dans ce roman incandescent, y compris l’épique avec l’épisode où Roman décide de devenir agent de joueurs parce qu’il a la passion du foot et qu’il lui faut se refaire car sa maison d’édition est au bord de la faillite. Trieste, Belgrade, dévastations et atrocités de la guerre, mafia locale.
Préparez-vous à un galop effréné où se mêlent le tragique et le grotesque, le naïf et l’inquiétant. Attention à tout ce qui va vous saisir dans un chaos total : une sorte de rire et de peur devant l’inconscience de Roman et la folie de l’histoire, de délectation et de malaise devant sa façon de bousculer les bien-pensants et les faibles, mais aussi une fascination romantique devant les femmes à qui l’auteur donne de très beaux rôles dans cette comédie picaresque.
Cette biographie échevelée d’un homme hors-norme, cette biographie menteuse de l’un des éditeurs les plus atypique du vingtième siècle traverse les périodes les plus sombres de notre histoire. L’enfance en Serbie avec le foot et la religion orthodoxe (le véritable Vladimir Dimitrijević est né en 1930), la guerre et les fissures entre Serbes et Croates, la création de la Yougoslavie communiste, la répression, l’espoir du Printemps de Prague, encore la répression. Tout défile dans ce livre qui n’occulte pas les dérives nationalistes et la chute de l’éditeur arrogant.
Enfin la revanche des tièdes bien de chez nous, le triomphe des intellectuels discrets !
Il est vrai que le véritable Roman s’est fourvoyé dans des dérives nationalistes, intoxiqué par ceux que l’auteur appelle les âmes noires. Mais Vladimir Dimitrijević a lutté jusqu’au bout pour la survie de sa maison d’édition, malgré les portes qui s’étaient fermées, malgré l’omerta générale ; pour faire mourir un livre pas besoin de se salir les mains, il suffit du silence des médias. Il est mort au volant de sa camionnette, en train de transporter ses livres.
L’amour des femmes, du foot, et par-dessus tout de la littérature, le tout pimenté d’âme slave – larmes abondantes et dureté – tel est le portrait qui émerge de ce roman aux multiples entrées. Impossible de résumer un être aux éléments les plus évidents de sa vie nous le savons bien : les êtres nous échappent et encore plus un feu follet comme celui que Jean-Michel Olivier s’est attaché à superbement restituer.
L’avoir prénommé Roman est une idée lumineuse à la mesure du personnage. Cette vie incroyable restituée avec intensité et humour, avec tendresse mais sans complaisance nous fait traverser presque un siècle d’histoire et découvrir que la vie dans la région de Lausanne ne ressemblait pas à une histoire de chocolats et de banques.
L’auteur fait dire au défunt :
J’ai roulé lentement, ton manuscrit sur les genoux, impatient de le lire. Je savais qu’il serait excellent.
C’est exact. Lisez si ce n’est déjà fait ce roman incandescent, presque trois cents pages d’hommage autant à un homme qu’à la littérature.
Jean-Michel Olivier
Éditions de Fallois / L’Âge d’Homme, juin 2014, 292 p., 19 €
ISBN : 978-2-87706-877-2