Le carnet de Bento ou la création selon John Berger

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le carnet de BentoCe livre condense la réflexion de toute une vie du peintre écrivain John Berger sur  la création.

Tout est mêlé dans Le carnet de Bento, la peinture et la philosophie, la réflexion et la vie, l’écriture et le dessin. Comme dans la plupart des livres de John Berger, il ne s’agit pas d’imagination mais de pâte humaine, d’éléments humbles, d’oubliés de la prospérité et de la gloire médiatique. Des tas de grains d’humanité amalgamés en un mélange plein de dignité, insensibles à la corruption, une pâte levée, vraiment, quand chaque personne dont nous parle John Berger regarde droit devant elle et ne se soumet pas. Notion d’humanité.

Tout se mélange, présent et passé, dessin et réalité humaine. John Berger dessine les iris de son jardin, œuvre en devenir dont l’auteur ne nous épargne pas la matérialité. Le grain du papier choisi, la colle, le pastel. Les fleurs elles-mêmes, parce que tout commence par le regard.

« Vient le moment (…) où l’attention, requise à mesurer et rassembler, change.

D’abord, on interroge le modèle (les sept iris) afin de découvrir des lignes, des formes, des tonalités que l’on peut tracer sur le papier. Le dessin accumule les réponses. Bien sûr, il accumule aussi les repentirs, après une remise en question des premières réponses. Dessiner, c’est corriger. (…)

Vient le moment (…) où l’accumulation se transforme en image c’est-à-dire qu’elle cesse d’être un amas de signes et devient une présence. Grossière, mais une présence. C’est là que notre vision change. On remet en question la présence tout autant que le modèle. (…)

Dessiner implique maintenant de soustraire autant que d’ajouter. (…)

Ce soir, le dessin sera dans l’église, quelque part près de son cercueil. (…) ( de Marie-Claude)

Nous qui dessinons le faisons pour rendre visible quelque chose, mais aussi pour accompagner l’invisible vers sa destination indéchiffrable. »

Tout fait partie de la même pâte : les traces du visible, corps ou fleurs, objets ou paysages, œuvres d’art à saisir. Les visages. L’attention aux autres, à la restitution de leur vie dans ce que celle-ci possède de plus singulier, de plus noble.

Le livre de John Berger est un essai mais aussi un portrait en creux de l’auteur: massif, puissant, taiseux. Il peint et il dialogue, attentif à ceux qui ne baissent pas les bras devant la fatalité sociologique et historique. Dialogue à travers les siècles, compréhension de ce qu’est la vie, tout se confond et se mêle dans la pâte humaine, mélange intime de quotidien et de ferment de  révolte ou de courage.

Le philosophe Baruch Spinoza, aussi appelé Benedict ou Bento, né à Amsterdam en 1632, est banni de la communauté juive de la plus terrible des manières : le herem prononcé à son encontre par la synagogue stipule ceci :

« Que son NOM soit effacé dans ce monde et à tout jamais et qu’il plaise à Dieu de le séparer pour sa ruine de toutes les tribus d’Israël en l’affligeant de toutes les malédictions que contient la Torah. »

Son crime ? avoir pensé par lui-même. Les vingt dernières années de sa courte vie (il meurt à quarante-quatre ans), il les passe à écrire son œuvre philosophique dont il refusera la publication de son vivant. Pour vivre il fait de petits métiers, polissant des lentilles optiques, mais il dessine avec passion, conservant toujours sur lui un carnet d’esquisses perdu à jamais.

« Pendant des années, j’ai imaginé qu’un tel carnet et ses dessins soient découverts. (…) De ce carnet d’esquisses, je n’attendais pas de dessins remarquables, quant bien même eût-il été découvert. Je voulais simplement relire certains de ses écrits, certaines de ses saisissantes propositions philosophiques et pouvoir, dans le même temps, regarder des choses qu’il aurait observées de ses propres yeux.

Puis l’an dernier un (…) de mes amis qui vit en Bavière, m’a offert un carnet d’esquisses vierge, avec une couverture en daim, couleur peau. Et je me suis entendu dire : c’est celui de Bento !

J’ai commencé à faire des dessins, poussé par quelque chose qui demandait à être dessiné.

Cependant, avec le temps qui passe, tous deux – Bento et moi – sommes de moins en moins distincts. Dans l’acte d’observer, dans celui de questionner du regard, nous devenons comme interchangeables. Et ceci advient, je suppose, parce que nous avons tous deux conscience de ce vers quoi la pratique du dessin peut nous conduire. »

Les deux confondus, le philosophe et l’écrivain, les dessins de John Berger qui illustrent le livre possédant peut-être la même attention et le même regard que celui de Bento, une philosophie de l’œuvre et de la vie qui se rejoignent, se mêlent, dans une approche de la réalité toujours imparfaite.

« Il y a un désir symbiotique de s’approcher au plus près, de pénétrer le cœur de ce qui se dessine, et, simultanément, il y a la prophétie de la distance immanente. De tels destins aspirent à être à la fois un rendez-vous secret et un au revoir ! Alternativement et ad infinitum. »

Ce livre est un livre de rencontres, et pas seulement avec le philosophe. Les plus émouvantes sont les plus humbles, comme ce couple cambodgien rencontré dans une piscine municipale de la région parisienne qui constitue l’approche la plus sensible de la notion d’exil que je connaisse.

Rencontres avec Marie-Claude dont nous ne connaîtrons que le prénom, le sous-commandant Marcos au Chiapas, Maria Munoz la danseuse espagnole, une guide inconnue dans une belle demeure transformée en musée dont la voix « haut perchée bien que mélodieuse, précise quoique ondoyante, comme prête à se dissoudre dans un rire. Le rire y brillait comme la lumière par la fenêtre tombe sur du satin ». Ehrard Frommhold, l’éditeur transformé en manœuvre jardinier en Allemagne de l’Est, Luca le retraité d’Air France, et tant d’autres, vivants ou morts, exposés sur un mur de musée ou de galerie, tous participent du dialogue esthétique dans ce livre manifeste de ce qu’a été le choix de vie de John Berger.

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