Je ne connaissais pas la prolifique Brigitte Aubert, auteur entre autres de romans policiers. J’ai pris l’un d’entre eux, Le royaume disparu, sans savoir qu’il appartenait à une série. Cela n’est pas très important, le lecteur se rend très vite compte, à travers les dialogues des personnages, qu’il est entré dans une conversation entamée bien avant son arrivée mais qu’on ne lui en tient pas rigueur.
L’histoire commence en septembre 1898, époque où les populations des grandes villes raffolaient d’expositions où des créatures humaines étaient exposées comme au zoo. Dans le village dahoméen reconstitué du Jardin d’acclimatation à Paris, on retrouve un corps décapité dont la tête, posée sur un trône, est fichée d’un fragment de canne où sont gravés de mystérieux signes. Puis un deuxième corps, mêmes effets.
L’enquête peut commencer, menée par Louis Denfert, journaliste au Petit Éclaireur. Voilà le premier clin d’œil d’un roman qui en compte beaucoup : Louis est l’exact opposé du Rouletabille de Gaston Leroux : grand, mince et blond… Il est le très jaloux fiancé d’une jeune comédienne, Camille De Saens. Ses amis dont on comprend très vite qu’ils seront de l’enquête sont un ex-sergent-chef reconverti en professeur de boxe et d’escrime, Émile Germain, ainsi qu’un jeune médecin légiste, Albert Féclas.
Au départ le naïf lecteur peut penser que Marcel Proust sera de la partie, mais non, ce n’est qu’une fausse piste, celui qui n’est pas encore l’écrivain à la paupière lourde accumule les vacheries mais pas les voyages. Car Brigitte Aubert multiplie les personnages et les inscriptions de ses héros dans leur temps, ce passage au XXe siècle qui est un moment-charnière de l’histoire occidentale. Colonialisme triomphant et débuts du cinématographe, insouciance et optimisme, littérature et journalisme. Le monde ne danse pas encore sur un volcan, il observe les peuplades « primitives » s’agiter avec pittoresque devant lui, plein de morgue et de supériorité.
Brigitte Aubert est remarquablement bien documentée sur l’époque qu’elle a choisie, elle nous immerge dans le village et ses 150 figurants, le Paris pittoresque, le cirque avec son clown Chocolat, le préfet Lépine, les surprenantes conditions de travail de la morgue où chacun se rend comme au spectacle, c’est presque trop, comme si elle ne résistait pas à l’envie de tout nous dire.
Les meurtres ressemblent fort à des meurtres rituels, cela tombe bien : Féclas voudrait que Louis l’accompagne en mission au Dahomey, ladite mission confiée par le professeur Lacassagne pour étudier les meurtres rituels. Tiens, tiens, quelle coïncidence ! L’histoire continue à Marseille puis au Dahomey. Les meurtres vont s’enchaîner, comme notre découverte de ce royaume conquis quatre ans auparavant par l’armée française. Le royaume disparu du titre est celui du Dahomey. Durant ce voyage, les quatre mousquetaires vont subir une véritable initiation ethnologique et le lecteur avec eux.
Brigitte Aubert nous fait pénétrer dans un monde étrange, d’une complexité inouïe.
Adjalala, la chambre des visiteurs de marque, la vôtre si vous restiez. Deho, la chambre des sacrifices. Ne craignez rien, il ne s’agit que de chèvres et de poulets. Adoho, la case qui abrite le symbole du Fa du maître de maison. Le symbole de ma destinée, si vous préférez. C’est assez complexe à expliquer. C’est là que je serai enterré. Sur votre droite, vous avez ma chambre. Là, nous avons l’akpamè, le quartier des palissades.
Il est question de Vodun, de sacrifices de masse (et pas des chèvres, cette fois-ci), de reprendre le pouvoir aux Français, de soldats et de colons encore très mal implantés, de fièvres mortelles et de commerce. Pas un instant de calme jusqu’à la fin qui opère un magnifique retour à la première page énigmatique.
Tout dans ce livre fait signe. Ode à une nature et une religion omniprésentes, le lecteur est à la fois noyé par la surabondance des termes spécifiques et fasciné par la complexité de ce qui lui est présenté à travers cette histoire de réparation démentielle du passé.
Il faut ajouter les dialogues, brillants et souvent très drôles : impossible d’oublier que Brigitte Aubert est également scénariste pour le cinéma. Est-ce qu’il lui arrive de dormir ?
La question de la colonisation est abordée par immersion dans un pays colonisé de fraîche date, pays qui fut un élément majeur de la traite des esclaves à la destination de l’Europe et de l’Amérique. Les deux Américains libres du roman à la recherche de leurs racines sont perçus avec méfiance par les colonisés. C’est subtil et cruel.
Si vous recherchez un roman policier classique, passez votre chemin, celui-ci est à mi-chemin entre le roman ethnologique et la plongée historique. L’auteur parsème son texte de références à des personnes réelles, et l’ultime révélation a de quoi séduire. Plus qu’un roman policier, même si Le royaume disparu se trouve dans la collection Grands détectives des éditions 10/18, c’est plutôt une enquête ethnographique avec meurtres et résolution.
Tiens, c’est tout à fait « autre chose » en effet. L’enquête n’est qu’une des découvertes, finalement, car le décor est tout aussi mystérieux et foisonne de détails.