J’aimerais vous parler encore d’un roman de Rohinton Mistry, l’Equilibre du monde, titre original A fine Balance, titre amèrement, désespérément antithétique.
Ce roman, comme tous les autres livres de l’auteur, brasse l’histoire contemporaine de l’Inde, avec ses désespérés de la terre qui essaient de redresser la tête et qui seront irrémédiablement broyés par la machine sociale et politique, avec Indira Gandhi et ses programmes de stérilisation, ses magouilles et son amour immodéré pour son fils.
Mistry situe son roman comme les autres à Bombay ; il décrit ce qu’il connaît de l’intérieur : la petite bourgeoisie parsie, la misère grouillante du petit peuple de la rue, les magouilles politiques et les abominations du système des castes, la violence atroce qui s’exerce pour que le système social puisse se perpétrer.
Pas de révolution dans les romans de Mistry. Pas de grands personnages qui vont changer le monde, seulement de petites gens, avec leur courage et leur rouerie, leur volonté de vivre une vie qui vaille la peine et puis les voilà qui baissent les bras.
Pas de rédemption, pas d’espoir mais du rire au milieu de l’horreur, des satisfactions minuscules au sein de la misère la plus atroce.
Quel roman, quel souffle, quel grouillement de vie dans ce microcosme !
Dans un quartier de Bombay une jeune parsie, Dina Dalal, lutte pour conserver son indépendance après la mort de son mari ; elle ne veut pas retourner au domicile de son frère Nusswan qui appartient à la classe sociale moyenne qui commence à apparaître en Inde. Elle prend un pensionnaire, un étudiant venu de sa montagne, Maneck. Elle décide aussi de faire travailler deux tailleurs intouchables, Ishvar et Omprakash, sous-traitant ainsi la sous-traitance qu’elle a obtenue. Nous avons ici une analyse très fine du sous-prolétariat et des conditions de travail dans la confection.
Tout semble s’améliorer, Dina peut payer son loyer malgré les menaces du propriétaire qui veut récupérer le logement, Ishva et Omprakash ne dorment plus dans la rue, Maneck va passer ses examens. Mais il y a l’état d’urgence décrété par Indira Gandhi, les exactions, les horreurs dont seront victimes les deux tailleurs. Quant au meilleur ami de Maneck, Avinash l’étudiant leader de la contestation estudiantine, il mourra torturé dans les geôles de la police, entraînant sa famille dans une cascade de malheurs.
Il faudrait citer tant de personnages forts dans ce roman fleuve ! Shankar le mendiant cul de jatte, emblématique de ce peuple parfois estropié volontairement par la volonté du roi des mendiants, Ashraf Chacha l’ami musulman de la famille des tailleurs à qui il doit la vie lors des atroces massacres de musulmans… Tant de personnages dans cette trame dense, tant de personnages qui s’agitent et tentent d’échapper à leur destin !
Mais il n’y a pas de rédemption, toute tentative de révolte contre l’ordre établi se soldant impitoyablement par la répression. L’épisode de la castration d’Omprakash est insoutenable, tout comme la description de la stérilisation forcée des hommes de tout un village dans des conditions d’hygiène déplorables. Ishvar deviendra cul-de-jatte après la survenue de la gangrène, reprenant le rôle de Shankar le mendiant dans une désespérante roue du destin. Restent la résignation et l’humour des personnages qui trouvent la force de rire, les autres comme Maneck finissant tragiquement.
Inlassablement Dina fabrique un couvre-lit en patchwork avec les chutes de tissu, mais il manque un morceau ou un fil se détache, superbe métaphore du travail du romancier et de son propre déchirement face à la dureté de la société indienne.
« Il saisit la corde et tira. Ishvar fit claquer sa langue contre ses dents, imitant le clac-clac d’un conducteur de char à bœufs. Son neveu piaffa et tendit le cou.
— Arrêtez ça, leur intima-t-elle. Si vous vous comportez ainsi, personne ne vous donnera la moindre paisa.
— Allons, mon tout bon, dit Ishvar. Soulève tes sabots ou c’est avec de l’opium que je te nourrirai.
Gloussant, Om partit en trottant lourdement. Ils cessèrent de jouer les clowns quand ils débouchèrent sur la rue.
Dina referma la porte en hochant la tête. Décidément, ces deux-là ne cesseraient jamais de la faire rire. Comme Maneck autrefois. Elle lava les deux assiettes et les rangea dans le placard afin que Nusswan et Ruby les trouvent pour le dîner. Puis elle s’essuya les mains et décida de faire un petit somme avant de préparer le repas du soir. »