Lointain souvenir de la peau

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Lointain souvenir de la peau« Lointain souvenir de la peau » : comment fait-on pour trouver un titre pareil, reflet apocalyptique et poétique d’une douleur d’être pleine de nostalgie, un oubli de la vie primitive dans un monde de science-fiction ?

C’est le très beau titre du roman de Russell Banks paru aux éditions Actes Sud en mars 2012.

Nous sommes en Floride, dans la ville de Calusa, avatar de Miami, où vit l’auteur.

Le « Kid » vit sous le Viaduc avec ses semblables, les parias de la société américaine, les délinquants sexuels.

Ils possèdent tous un bracelet électronique à la cheville dont ils doivent recharger la batterie toutes les quarante-huit heures et n’ont pas le droit d’approcher un lieu susceptible d’accueillir des enfants à moins de 800 mètres.

Ils figurent tous dans le Registre national des délinquants sexuels et toute personne, via Google, peut contrôler s’il y a un délinquant sexuel dans son quartier.

Où vivre, dans ces conditions ? Comment trouver un travail, comment vivre ou survivre ?

Le Kid a vingt et un ans mais en paraît beaucoup moins, d’où son surnom.

Bienvenue dans l’Amérique des perdants : avec une mère célibataire uniquement préoccupée de trouver un homme avec qui partager sa couche, le Kid s’élève tout seul, dans une extrême solitude, et obtient son diplôme secondaire sans avoir jamais rendu un devoir, ce qui en dit long sur une certaine éducation américaine. Dès ses dix ans, il trouve dans la masturbation et les sites pornographiques une façon de se sentir exister, lui qui est transparent au reste du monde. Pas d’ami jusqu’à ce sa mère lui ramène d’une virée sexuelle au Mexique un iguane qu’il appelle Iggy.

« Quand l’iguane était bébé, il ne mesurait que vingt ou vingt-cinq centimètres, il était très vif, d’un vert éclatant et tout mignon. Décoratif, presque. Douze ans plus tard, il a la taille et le poids d’un alligator adulte – un mètre quatre-vingt de la tête au bout de la queue et douze kilos- et il n’est plus mignon du tout. Son corps épais et musclé est recouvert d’écailles gris foncé. Une crête dorsale hérissée part de sa tête et parcourt tout son dos ainsi que sa longue queue. C’est une bête tout droit venue de l’ère des dinosaures, mais pour le Kid, son aspect est aussi normal que celui de sa mère. »

Un enfant dont l’absence de repères confine au vertige.

Le Kid, enfant sauvage, est aussi perdu dans sa vie que dans le temps. Il n’a pas appris les rapports humains, pas d’amis, pas d’amour, pas de confrontation avec l’autre. Il vit une sexualité de solitaire pour qui les femmes ne sont que des images pixellisées à qui on fait subir toutes sortes de choses sur l’écran de l’ordinateur. Il essaie de rompre sa solitude en chattant sur Internet. Son iguane est mûr sexuellement, il lui cherche une partenaire, la métaphore est transparente. Mais l’annonce dérape, en face, Brandi 18, une adolescente qui cherche le frisson. Elle l’invite un soir où sa mère est absente, et le piège se referme. Condamnation à trois mois de prison puis dix ans de bracelet électronique, et l’inscription au fichier des délinquants sexuels.

Le Kid vit donc sous le viaduc Claybourne avec les autres parias avec Iggy son iguane. Pas de solidarité entre eux, pas de réelle identité non plus, chacun d’eux est identifié par son surnom. Personne ne demande rien à personne, il faut survivre dans son abri de fortune.

La police fait des virées pour détruire cet îlot de honte au bord de la ville ; à la suite de l’une d’entre elles Kid fait la connaissance avec le Professeur.

Nous connaîtrons le prénom de la femme de celui-ci – la bibliothécaire que le Kid rencontre à la toute première page du livre –, le prénom de ses enfants, celui de ses parents, mais lui, c’est le Professeur, « Dès le jardin d’enfant, les adultes comme les enfants se mirent à l’appeler Professeur, et la plupart d’entre eux y voyaient un compliment ».

Le Professeur vit l’exclusion des grands obèses.

Emprisonné dans une forteresse de graisse, il ingurgite compulsivement nourriture et savoir, établit une barrière entre lui et les autres, compartimente sa vie en autant de secteurs opaques les uns aux autres.

Lorsque le Kid le rencontre il est professeur de sociologie et croit à la possibilité de rééducation des délinquants sexuels, le Kid devient son cobaye mais aussi l’unique personne en qui il peut faire confiance avant une évolution surprenante du roman.

Cette Amérique dans laquelle Russell Banks nous immerge, avec ses dérives sécuritaires et ses damnés de la société piégés par leurs pulsions nous renvoie un constat effrayant : la toute puissance du virtuel mène à la barbarie et à la disparition des relations humaines.

Solitude, culpabilité, méfiance, le Kid progresse, aidé en cela, à la fin du livre, par une femme âgée pleine de compassion et l’Ecrivain, avatar de l’auteur, personnages doublés par les animaux de compagnie, après Iggy l’iguane, le Kid s’occupe d’une vieille chienne appelée Annie et d’Einstein le perroquet : l’affection et la parole chez les hommes comme chez les animaux…

Les télescopages de notre cerveau reptilien avec une évolution numérique qui va trop vite sont décrits d’une manière époustouflante.

Ce livre, d’une force et d’une richesse exceptionnelles, dérange et interroge en même temps qu’il émeut : que demande-t-on à un grand roman ?

Lointain souvenir de la peau
Russell Banks
Roman traduit de l’américain par Pierre Furlan
Actes Sud, mars 2012, 448 p., 24,20 €
ISBN : 978-2-330-00520-7

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