Caryl Férey écrit des thrillers, mot anglais familier passé dans le langage courant, mot désormais absolument nécessaire dans la littérature, et pas seulement policière. Thriller signifie au départ roman et film à sensation. To thrill signifie faire frissonner.
Je vous garantis que vous allez frissonner en lisant Mapuche. D’horreur. D’angoisse. D’indignation. De stupeur. D’excitation également devant ce qui est aussi un page turner pour rester dans les anglicismes, un de ces livres dont vous ne pourrez vous arracher une fois lancé dans l’intrigue.
L’histoire se passe de nos jours en Argentine (le roman a été publié en 2012), et les deux héros de ce passionnant roman sont deux cabossés de l’histoire de leur pays.
Jana est une sculptrice de vingt-huit ans qui survit dans une friche misérable. Jana est Mapuche, mot qui signifie « les gens de la terre », les autochtones qui peuplaient le Chili et l’Argentine avant d’être massacrés par les colons européens. En elle se mélangent les peuples disparus – sa grand-mère était la dernière représentante d’une ethnie – les massacres et tortures vécus par sa proche famille, le racisme dont elle est victime, et le tout donne une immense colère.
Les chrétiens les avaient dépossédés de leurs terres, mais les esprits-ancêtres lui couraient comme des fourmis rouges dans le sang. Poudre de béton sur corps tendu : la Mapuche abattit son arme encore une fois et, l’œil vissé sur l’impact, constata les dégâts. Une vraie boucherie.
Huit cent mille morts : non, les chrétiens n’avaient pas fait de quartier.
C’est ce qui les unissait…
Rubén approche la cinquantaine. Il est détective enquêteur et travaille pour les Grands-mères et les Mères de la place de Mai ; il ne recherche pas les victimes, mais les bourreaux. Rubén est le fils d’un poète disparu pendant la dictature de Videla, lui-même et sa petite sœur ont été enlevés par une de ces voitures sans plaque d’immatriculation qui semaient la terreur dans le pays. Il a connu l’horreur des geôles de l’École de la Marine, il avait quinze ans.
Jana est l’amie de Paula, un travesti qui a pris sous sa protection la jeune Luz. Et celle-ci a disparu après lui avoir laissé un message pressant. Il lui est arrivé quelque chose. Lorsqu’on retrouve le corps atrocement mutilé du jeune travesti, Jana comprend très vite que la police ne fera rien pour retrouver son assassin. Elle a peur pour Paula et s’adresse au détective qui habite dans le quartier de celle-ci.
Rubén ne s’intéresse pas tout de suite à son histoire, il enquête sur la disparition d’une photographe de mode, Maria Victoria Campallo, fille d’un très important homme d’affaires dont le cadavre ne va pas tarder à être retrouvé. Ce n’est que lorsqu’un lien peut être fait entre les deux disparitions que leur histoire commune s’enclenche. Prenez vos précautions : dès ce moment vous ne pourrez plus lâcher le livre.
Le détective sentit le picotement sur sa peau.
— C’était quand ?
— Le jour où Maria avait appelé Carlos au journal.De nouveaux couples ombrageux s’enroulaient sur la piste, Rubén ne les cadrait plus.
— Il y avait quelqu’un avec elle ?
— Oui, une petite rousse maquillée, le genre voiture volée, se moqua Nico pour éviter les foudres de sa panthère, ils ont dû rester une heure… Pourquoi ?
— Ils ? releva Rubén.
— Pas besoin d’être physionomiste pour voir que la rousse était un trav’ ! glapit le danseur gominé sous les cris du bandonéon.Rubén avait encore le dessin au fusain de Jana dans sa poche, qu’il avait montré ce midi à Anita. Il déplia la feuille du bloc-notes, plus nerveux qu’il voulait le laisser paraître.
— Un travesti dans ce genre ?
Nico affina son trait de moustache, jeta un œil à sa compagne, qui confirma d’un air détaché.
— Oui, opina-t-il. C’est plutôt ressemblant.
Rubén frémit à la lumière chaude des spots : Luz.
Ce roman est construit avec une habileté redoutable, impossible de s’en échapper. C’est un piège autrement important qu’il nous décrit, cependant. Celui d’une histoire dont l’Amérique du Sud peine à s’échapper. Destruction des peuples autochtones, dictatures diverses sous la bénédiction ou au moins la passivité du monde occidental, France comprise. La violence de ce qui a été vécu et continue de se vivre ne peut se comprendre sous nos climats. Aux horreurs de la colonisation ont succédé celles de la dictature. Enlèvements en pleine rue, arbitraire total, disparitions, tortures. La Terreur comme méthode de gouvernement. Les jeunes balancés vivants depuis un avion dans l’océan, les bébés adoptés par les proches ou sympathisants de la junte. Le passé n’en finit pas de hanter l’imaginaire collectif. Tout le monde connaît les Mères de la Place de Mai qui tournent, malgré les intimidations, enlèvements et assassinats, tous les jeudis. Au fil du temps, elles sont devenues des Grands-mères, quand elles ont su qu’on avait assassiné leurs enfants et pris leurs propres enfants. Soif de justice, courage et entêtement, on le sait. Ce qu’on a voulu oublier, c’est la coupe du monde de football en Argentine, à deux pas des endroits où l’on torturait.
Ce roman si bien construit, si passionnant, nous décrit de l’intérieur une tranche d’histoire contemporaine. L’histoire d’amour entre les deux héros est nécessaire pour éviter l’étouffement de la tragédie et du cynisme. Elle est nécessaire parce que c’est la force de vie, celle qui porte nos existences au-delà de l’écœurement.
Tout est vrai dans ce roman : les tortures, le maintien en place de ceux qui ont collaboré à la dictature, la corruption de la police, l’implication des religieux catholiques, la difficulté pour les présidents élus d’attaquer les responsables. Tout est là.
Je voudrais juste ajouter un message d’espoir : le 27 mai 2016, la conclusion d’un grand procès a permis de juger quinze anciens militaires pour leur participation au plan Condor. Celui-ci a permis l’établissement de six dictatures sud-américaines et l’élimination des opposants réfugiés dans les pays voisins avec la complicité des Américains. Quant au dernier dictateur argentin, Reynaldo Bignone, il vient d’être condamné à vingt ans de prison, ce qui, vu son grand âge, équivaut à une condamnation à perpétuité.
Tout n’est pas perdu. L’Argentine est à ce jour le seul pays à affronter ses vieux démons.