Ce que l’homme a cru voir : Gautier Battistella reconstruit la réalité

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Simon Reijik exerce un métier étonnant : il transforme les réputations numériques en supprimant les éléments gênants :

Les nouvelles technologies avaient crucifié la vie privée. L’intime agonisait en place publique. Tout était devenu montrable. Tout devait se savoir. Simon se contentait de rétablir un peu d’équité. […] Il offrait des zones d’ombre aux victimes et, si besoin, leur inventait un passé de rechange. Une autre vie possible. Il maquillait leur fuite. La vérité n’est souvent qu’une question d’éclairage.

Avec un tel début de roman, on se croit en pleine modernité, mais c’est un leurre : l’histoire que va nous raconter l’auteur est intemporelle, une histoire de secret de famille, de nostalgie et de remords, loin de l’exposition 2.0 des clients de Simon.

BattistellaUn métier pareil, il faut, pour avoir envie de l’exercer, posséder dans sa propre vie des événements que l’on aimerait bien effacer. Il faut également aimer travestir la vérité. Le lecteur comprend très vite que quelque chose cloche dans le panorama tranquille du geek heureusement marié à Laura, professeur de français. Simon se bourre de médicaments, une véritable pharmacie ambulante pour contrecarrer tout ce que la vie pourrait avoir de dangereux : rêves, angoisses, maux de têtes divers. Simon se protège de tout jusqu’au coup de téléphone d’une inconnue qui le contraint à revenir dans le pays de son enfance : son ami Antoine se meurt.

Simon n’est pas revenu depuis près de vingt ans à Verfeil, et la chaleur de son enfance le saisit, une puissante nostalgie de paradis perdu lorsqu’il retrouve la maison familiale :

Des amis s’invitaient, moulés dans la glaise du pays. Ils conversaient en « vieux grigou », un baragoin charnu, mélange d’occitan et de patois, dont les échos rebondissaient contre les poutres et claquaient comme des feux grégeois. À ces vigoureux représentants de l’espèce gasconne., se joignaient souvent une poignée de « camarades », les copains du patriarche, ceux qu’on appelait « le gang des taiseux » ou « les marmonneux » : « Avec le temps, les mots raccourcissent », disait, plein de mystère, le vieux Gregor. (p. 96-97)

Verfeil, ce sont les souvenirs d’enfance de Pagnol revus et corrigés par une réalité moins idyllique qu’il n’y paraît. L’ami Antoine dit Toni lui a légué ses biens, mais était-ce vraiment un ami, cet artiste qui phagocytait sa vie et sa famille ? Le père de Simon ne retient pas son fils, pas plus qu’il ne l’a retenu vingt ans plus tôt. L’hostilité semble générale dans ce village où on  reconnaît Simon et où on n’a rien oublié. Laura rejoint Simon, découvre cette étrange famille et ses tristes secrets. La vérité n’est souvent qu’une question d’éclairage.

Tout se mélange et pourtant s’imbrique parfaitement, même si la narration semble longue à démarrer. Les secrets douloureux, les blessures indélébiles de Simon, la façon de les surmonter, je vous laisse les découvrir. Mais surtout, surtout, laissez-vous porter par cette langue superbement visuelle :

Un vieillard passe, presque immobile, le corps tordu comme une racine. Ses semelles frottent le goudron. Chacun de ses pas boit le peu de temps qu’il lui reste. (p. 119)

La fin du roman montre un apaisement que l’on pensait impossible. Ce beau roman sur la culpabilité, sur la présence des morts parfois plus intense que celle des vivants, sur la façon dont on se punit soi-même, mais aussi sur la nostalgie de l’impossible retour à l’enfance, mérite un détour par cette terre gasconne où :

Les morts […] ont la belle vue. Les âmes s’y offrent même le luxe de bronzer. Le cimetière, orienté plein sud, est entouré d’un muret de pierre sèche : l’éternité en pente douce, et des tournesols pour les soirs d’été.

Ce que l’homme a cru voir
Gautier Battistella
Grasset, août 2018, 240 p., 19 €
ISBN : 978-2-246-85973-4

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