Rencontres au sommet : Patrick Gabarrou et consorts

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La plupart des séances de dédicaces dans les librairies donnent lieu à de riches échanges, mais vendredi passé, à la librairie Jules et Jim à Cluses, ce fut particulier. C’était le rush des cadeaux de Noël, le moment où chacun(e) s’active à trouver le livre qui fera plaisir à la personne que l’on aime. Aucune solitude malgré la pluie diluvienne pour l’écrivain devant sa petite table.

Une dame s’est approchée : son mari était alpiniste, elle voulait lui offrir L’Envol du sari. Une autre écoutait. Lorsque la première m’a demandé si j’avais rencontré des alpinistes, je lui ai parlé de l’une des premières versions du roman où je mentionnais Patrick Gabarrou, « l’homme aux trois cents premières ». La deuxième personne est intervenue : elle connaissait bien le guide dont je venais de parler, son père avait fabriqué les premiers crochets en aluminium qui ont remplacé les crochets en fer forgé, et c’est Patrick Gabarrou qui les avait testés ! Nous nous sommes mises à échanger, toutes les trois ; je ne connais rien à la haute-montagne, j’ai le vertige, et là, en face de moi, deux femmes dont la montagne était partie intégrante de leur vie… Qu’est-ce que cela fait au quotidien d’être l’épouse d’un guide de haute-montagne ? Qu’est-ce que cela fait de voir la vie de toute sa famille tourner autour de la montagne ?

Merci, mesdames, pour ce très beau moment. Je commence à donner sur ce blog les parties supprimées du roman, voici celle qui concerne Patrick Gabarrou (faisant partie d’un passage plus long)  :

Il n’y a pas que des prédateurs ou des chercheurs de trésor sur les glaciers du Mont- Blanc, il y a aussi, beaucoup plus nombreux sans doute, les amoureux de la montagne, et parmi eux, celui que l’on surnomme le guide « aux 300 premières », le guide de haute œœœœmontagne Patrick Gabarrou. Un homme qui se hausse vers les sommets, à la recherche de ses limites et de la fraternité humaine. Grimper. Trouver une voie pas encore explorée à laquelle il ne donne pas son nom, plutôt celui d’un ami ou d’un groupe d’hommes qui ont besoin d’un soutien moral, et ils ne manquent pas, entre les handicapés, les malades ou les Tibétains.

Un jour qu’il grimpait sur une muraille de glace, il trouve du tissu coincé dans une anfractuosité. C’est un pantalon et un portefeuille se trouve toujours à l’intérieur ; son compagnon de cordée récupère le portefeuille : il appartient à un membre du personnel à bord du Malabar Princess. Patrick Gabarrou et son ami Carlo ne sont pas des « collectionneurs », Carlo remet le portefeuille à la police qui l’envoie en Inde. Ce geste désintéressé lui vaudra des ennuis avec les compagnies d’assurance qui voudront savoir s’il n’a rien trouvé d’autre ayant plus de valeur.

Patrick Gabarrou et son camarade de cordée connaissent les zones d’ombre qui entourent les deux catastrophes aériennes, mais elles ne les concernent pas. L’année suivante, toujours accompagné de Carlo, mais aussi du frère de celui-ci, Wilfried, Patrick Gabarrou fait une rencontre lumineuse et unique avec celle qui a donné son nom à l’avion, Malabar Princess.

Arrivés au sommet, les trois alpinistes tombent sur des débris de la carlingue du Malabar Princess, à quelques encablures du mont Blanc. Soudain Gabarrou a l’impression qu’on le regarde : derrière une couche de glace, une petite danseuse dans ses voiles de soie bleue lui sourit. Une danseuse indienne, jeune, brune et belle, chargée de bijoux et de mystère. Les yeux clos, concentrée, un sourire énigmatique aux lèvres, elle danse, le corps en appui sur le pied gauche, en un gracieux mouvement tournant, instable, un mouvement qui l’entraîne vers le vide, en un long vertige sensuel. Elle est si petite ! si parfaite ! Les trois hommes sont fascinés par son apparition, par la charge de mort et de beauté de ce morceau de métal qui gît dans la glace depuis trente-cinq ans.

Mascotte Malabar Princess

Photo de Patrick Gabarrou en 1985.

Des marques circulaires dans l’acier forment comme des mouvements de l’air et une déchirure du fuselage de l’avion s’arrête au niveau de sa jambe. La fraîcheur des couleurs, la conservation du travail du peintre : on croirait entendre les grelots des bracelets qui enserrent ses chevilles et ses poignets, la petite danseuse s’anime, les yeux clos.

Mais il n’y a que l’immensité, le froid intense et le soleil qui fait briller le bleu de ses voilages, une nudité troublante et pathétique qui met les trois amis mal à l’aise. Que faire ? Ils n’ont pas besoin de se consulter.

Elle restera dans son écrin de glace, telle que les trois hommes l’ont trouvée. Jusqu’à ce qu’un prédateur ou un amoureux la descende. Jusqu’à ce qu’un violent éclat de glace la déstabilise, un mouvement enclenché comme un frissonnement, une lente descente vers la curiosité ou l’avidité des hommes.

Patrick Gabarrou sort son appareil photo de son sac, il a toujours son appareil pour immortaliser la nouvelle voie conquise.

Il ne prend qu’une seule photo de la danseuse du Malabar Princess.

Comment baptiser cette nouvelle voie ? Carlo songe à la petite danseuse, voie de la danseuse indienne, ce serait bien, non ? Manque d’enthousiasme des deux autres. Au retour ils apprennent que l’alpiniste Gaston Rébuffat est mort. La nouvelle voie portera son nom, laissant la petite danseuse dans la discrétion.

Cela ressemble à un cadeau du destin, cette rencontre avec des passionnés de la grimpe. La jolie danseuse n’a pas connu le destin des autres morts de l’avion, aux poches de vêtements fouillées et retournées, victimes à la fois des mystères qui entourent la disparition de l’avion et de la cupidité des hommes. Cette photo troublante, un rêve qui danse, cette photo unique : elle entre dans la légende, la petite fille de pêcheur devenue danseuse sacrée.

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