La route de Beit Zera, les beaux silences d’Hubert Mingarelli

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La route de Beit ZeraLa trame de La route de Beit Zera d’Hubert Mingarelli est limpide : un homme âgé vit avec sa chienne qui va bientôt mourir dans une maison isolée ; un adolescent rend souvent visite à l’animal. Le vieil homme fabrique des boîtes en carton dans le but de rejoindre son fils qui se trouve en Nouvelle-Zélande.

L’histoire se déroule en Israël, près du lac de Tibériade et de la ville de Beit Zera. Stépan fabrique les boîtes pour Eran, son ami depuis qu’ils ont fait le service militaire ensemble.

Une histoire où il ne se passe pas grand chose, où la violence du conflit israélo-palestinien n’apparaît pas au premier abord, aucune allusion, juste un quotidien routinier :

Une fois par mois, Samuelson passait à la coopérative de Beit Zera et achetait pour Stépan de quoi boire, manger et fumer. Vers le soir, il garait son camion devant la baraque en planches et aidait Stépan à porter ses provisions dans la maison. Ensuite ils chargeaient les boîtes façonnées durant la semaine. Puis ils restaient dehors sous la véranda et prenaient une cuite.

Yankel, le fils de Stépan, a fui le pays grâce à son père et à Eran pour échapper à la justice. Il a tué un ouvrier palestinien qu’il avait pris pour un terroriste sur la route de Beit Zera. Depuis, chaque jour, Stépan écrit à son fils, dans sa solitude rythmée par la fabrication des boîtes et la présence de la chienne. Cette compagne silencieuse et très aimée n’a pas de nom, elle est simplement la chienne. Eran Samuelson l’avait rapportée un jour à Stépan Kolirin : il avait volé le chiot à ses propriétaires qui le maltraitaient.

Le quotidien de Stépan est troublé par deux éléments :   la chienne perd ses forces et un adolescent palestinien mutique fasciné par la chienne lui rend visite. Indifférence et méfiance de part et d’autre, un silence qui remue des douleurs enfouies. Nous ne saurons rien de celles du jeune Palestinien qui sert de catalyseur dans cette histoire.

Il fut pris soudain d’une impression de solitude sans début, sans fin, d’un sentiment de souffrance pire que le chagrin, qui lui fit crier un son sauvage et éperdu que lui seul connaissait et entendait. C’est ce cri qui l’avait si souvent sans force et sans espoir, des années auparavant lorsque, fuyant la justice et l’homme qu’il avait tué, Yankel était parti en Nouvelle-Zélande, sur l’île du Nord. Ce cri qu’il pensait enfoui, endormi, voilà qu’il rejaillissait, nourri ce soir-là par la présence du garçon et l’indifférence qu’il lui partait. Comme si cette présence à cet instant, disait irrémédiablement que Yankel n’était pas là.

Souffrance de père, solitude. Et cet adolescent qui remue la douleur de l’absence, la raison de l’éloignement, un Palestinien en écho d’un autre. Nulle part il est question de remords ou de regrets devant le geste terrible. Les échanges avec le frère de l’homme qui a été tué et qui demande réparation à Stépan pour le crime de son fils en disent long sur le gouffre qui sépare les belligérants en Israël.

Souffrance et solitude de l’orphelin Amghar qui ne trouve de réconfort qu’auprès de la chienne qu’il emmène promener, mais nous n’en saurons pas plus.

La chienne va mourir, Stépan voudrait abréger ses souffrances et attend d’avoir le courage nécessaire… La chienne et son épuisement, voilà le point central de cette histoire, le dilemme qui taraude et révèle les fragilités. Les décisions qu’il faudrait prendre, l’impuissance et la faiblesse, tout se mélange.

Les séquences se télescopent, se superposent, se répondent les unes les autres. Les souvenirs du service militaire de Stépan et Eran, ceux de Yankel, les Arabes évoqués en filigrane.  La peur se trouve des deux côtés, la haine aussi, en un mélange si intime que l’on ne peut rien démêler :

Lorsqu’il fouillait un Arabe qui avait l’âge d’être son père, il essayait d’imprimer sur lui avec ses mains, le désir qu’il avait de ne pas l’humilier, et en remontant le long de son corps avec tout ce qu’il pouvait de précaution, il attendait de lui un geste, une chose impossible […]. Mais son regard demeurait indiciblement vide et plus tard dans son sommeil devenait meurtrier et haineux. C’est cet homme-là qu’il avait tué sur la route, croyant voir une arme dans sa main.

Méfiance et solitude, et le travail répétitif, et le temps qui passe, rythmé par les promenades de la chienne, son vieillissement, sa mort prochaine, ainsi que les visites de l’adolescent et du compagnon d’armes. L’écriture tout en retenue et en silences d’Hubert Mingarelli est plus parlante que bien des discours, c’est une écriture du conflit moral des hommes, des décisions qu’ils doivent prendre et qui les déchirent. Dans Un repas en hiver le schéma était le même et déjà un chien apparaissait, comme si les animaux représentaient notre meilleure part d’humanité.

Ne cherchez pas de prises de position ou même d’évocations du conflit israélo-palestinien dans La route de Beit Zera, il n’y a que de l’humain, pas de la politique. Et ce livre est bien plus évocateur du quotidien des deux communautés que tous les reportages sur la question.

Vous trouverez de la solitude et de la routine, de la méfiance et du vide, de la souffrance et du silence. Le seul personnage qui ne connaît pas la peur, c’est la chienne ; Stépan finira par résoudre son dilemme et Mingarelli son livre en un dernier chapitre bouleversant.

La route de Beit Zera
Hubert Mingarelli
Stock, janvier 2015, 160 p., 16 €
ISBN : 978-2-234-07810-9

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