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« Une vie entière » donne un magnifique roman

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Les cicatrices sont comme les années, elles s’accumulent petit à petit, et tout ça finit par faire un être humain.

Une vie entière

Une vie entière

Les cicatrices viennent après la blessure, après les coups physiques et les coups du sort, ceux qui font chanceler l’être humain avant de faire partie de son histoire. Andreas Egger appartient au monde des obscurs, des petites gens si admirablement décrits par Flaubert dans Un Cœur simple dont la trame de départ ressemble à celle du livre de Robert Seethaler : même début de vie pour Félicité et Andreas, tous deux recueillis par un paysan qui les bat, tous deux cœurs simples sans amertume et amoureux du travail bien fait.

Il y a une longue filiation de ces descriptions de vie exemptes de romanesque, de Flaubert à Pierre Michon ou Marie-Hélène Lafon. Dans la littérature contemporaine, ces vies s’inscrivent dans l’histoire et l’évolution de la société. Chez Robert Seethaler, Le Tabac Tresniek parlait déjà des changements en Autriche pendant la seconde guerre mondiale, et le héros était un jeune garçon modeste. La comparaison avec Une vie entière s’arrête là tant l’envergure du deuxième roman surprend par son ampleur.

On suit Andreas Egger de son arrivée dans ce village de montagne au pied des Alpes au début du vingtième siècle à sa mort dans une cabane au-dessus du village presque quatre-vingts ans plus tard :

Enfant, Andreas Egger n’avait jamais crié de joie, voire crié tout court. Jusqu’à sa première année d’école, il n’avait même pas vraiment parlé. Il s’était constitué non sans peine un petit pécule de mots qu’il se disait tout haut en de rares moments et assemblait au hasard. Parler voulait dire attirer l’attention, ce qui pour le coup ne présageait rien de bon. Quand, un beau jour de l’été dix-neuf cent deux, on l’avait hissé hors de la voiture qui l’amenait d’une ville située au-delà des montagnes, le petit garçon était resté coi, levant de grands yeux étonnés sur les cimes d’un blanc irisé. Il pouvait avoir environ quatre ans alors, peut-être un peu moins, ou un peu plus. Personne ne le savait exactement, personne n’en avait cure, et c’était bien le cadet des soucis du fermier Hubert Kranzstocker qui réceptionna le petit Egger à contre-cœur (…).

Durant cette existence difficile si admirablement décrite, on suit l’évolution de la vie dans les Alpes Autrichiennes : l’installation des téléphériques, le nazisme, la guerre, la transformation de l’agriculture de montagne en activité touristique… D’autres encore comme l’arrivée de l’électricité, de la télévision, le spectacle des hommes qui marchent sur la lune…

La population du village avait triplé depuis la guerre et le nombre de lits presque décuplé, ce qui amena la commune à entreprendre, outre la construction d’un centre de vacances, avec piscine couverte et jardin thermal, l’agrandissement du bâtiment scolaire qui s’imposait depuis longtemps.

Robert Seethaler parle également d’un épisode habituellement passé sous silence, à savoir le fait que des soldats allemands sont restés prisonniers en U.R.S.S. jusqu’en 1951.

Egger, rendu boiteux à la suite des sévices du paysan Kranzstocker, possède une grande force physique et ne connaît pas le vertige ; il participe à l’installation puis à l’entretien des pylônes des téléphériques. Dans la dernière partie de sa vie il deviendra guide de montagne pour les touristes.

Manifestement, les gens venaient chercher dans les montagnes quelque chose qu’ils croyaient avoir perdu ils ne savaient quand, longtemps auparavant. Il ne comprit jamais de quoi il s’agissait exactement, mais, les années passant, il acquit la certitude qu’au fond ce n’était pas lui que les touristes suivaient de leur pas mal assuré, mais quelque insatiable nostalgie inconnue.

Cette nostalgie n’envahit pas que les touristes. Elle submerge le lecteur, ébloui par l’extraordinaire et spectaculaire demande en mariage de Egger à Marie la servante de l’auberge, et bouleversé par la fin tragique de l’éclaircie dans la vie d’Andreas Egger. Car on s’attache très vite à ce taiseux, comme on s’était attaché par exemple au Joseph de Marie-Hélène Lafon, même si les deux livres se situent aux antipodes l’un de l’autre tant le style de leur auteur respectif est différent.

La vie fracassée dès le départ du petit Andreas, cette vie d’orphelin vouée à l’exploitation, nous bouleverse pour d’autres raisons que cette version moderne des Misérables. Parce qu’elle est universelle. Parce que, au-delà du cas particulier du petit autrichien du début du vingtième siècle, c’est notre propre vie que nous apercevons en filigrane, cette vie qui nous échappe au milieu des évolutions technologiques qui vont de plus en plus vite.

Comme tous les êtres humains, il avait, lui aussi, nourri en son for intérieur, pendant sa vie, des idées et des rêves. Il en avait assouvi certains, d’autres lui avaient été offerts. Beaucoup de choses étaient restées inaccessibles ou lui avaient été arrachées à peine obtenues. Mais il était toujours là. Et dans les jours qui suivaient la première fonte des neiges, quand il traversait le matin le pré humide de rosée devant sa cabane et s’étendait sur une des dalles rocheuses qui le parsemaient, avec dans son dos la fraîcheur de la pierre et sur le visage les premiers chauds rayons de soleil, il avait l’impression qu’il ne s’en était tout de même pas si mal tiré.

Lisez cette Vie entière, avec émotion, avec respect, et admiration.

Une vie entière
Robert Seethaler
traduit de l’allemand (Autriche) par Élisabeth Landes
Sabine Wespieser, octobre 2015, 160 p., 18,00 €
ISBN : 978-2-84805-194-9

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Une histoire d’amour et de ténèbres, roman fondateur d’Israël

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Amos OzComment décrire Une histoire d’amour et de ténèbres, ce livre magnifique, dense, tragique, drôle, bouleversant et cruel ? Ce roman d’Amos Oz qui nous restitue les débuts d’Israël et le désenchantement des émigrés d’Europe de l’Est ? Ce pavé de quasi 900 pages qui tient des Buddenbrook pour l’ampleur et la complexité de la narration, des Marx Brothers pour certaines scènes familiales burlesques et de la tragédie antique, avec une sorte de Médée à l’envers ?

Ne soyez pas effrayés par la profusion du roman, quitte à sauter quelques détails dans les personnages ou les livres cités quand vous vous trouvez au bord de l’asphyxie (je sais, je viens de proférer une horreur). Ce magnifique texte va vous bouleverser durablement, je vous le garantis.

L’auteur commence par nous décrire son enfance et nous plonge d’emblée dans l’étroit, le sombre, l’humide :

Je suis né et j’ai grandi dans un rez-de-chaussée exigu, bas de plafond, d’environ trente mètres carrés : mes parents dormaient sur un canapé qui, une fois ouvert pour la nuit, occupait presque entièrement l’espace, d’un mur à l’autre de la chambre. (…) En vis-à-vis se trouvait ma chambre, un réduit glauque à moitié envahi par une armoire ventrue.

Dès les premiers mots de cet épais roman, le décor est posé. Le quartier populaire de Jérusalem, la pauvreté, la promiscuité, le multiculturalisme de tant de groupes différents, les tensions sociales. L’écrivain Amos Oz est né à Jérusalem le 4 mai 1939, autant dire au moment où l’Histoire s’accélère. Il décrit avec un grand talent de conteur cette atmosphère particulière, alternant épisodes tragi-comiques et détails poignants, précisions sociologiques et tensions familiales.

Le petit Amos est un enfant brillant, une sorte de petit singe savant insupportable que son père n’appelle pas par son prénom mais plutôt « son altesse » ou « votre seigneurie ». L’auteur convoque tous les personnages de son enfance, parents, grands-parents et parents plus éloignés, amis, voisins, il tisse une toile dense aux fils inextricables. Un tissu de douleur et de regrets, de déception et d’amertume : l’émigration en Palestine ne ressemble pas au paradis annoncé.

Je porte le deuil de ce qui n’a jamais existé. De belles images que nous imaginions et qui se sont effacées,

dit la tante de l’auteur en parlant d’Israël. Désenchantement devant la réalité de ce qui n’est pas encore une nation. La pauvreté, les difficultés d’intégration, le renoncement aux carrières dont on avait rêvé… Arieh Klausner, le père d’Amos se rêvait professeur d’université, lui qui avait fait ses études à Vilnius se retrouve bibliothécaire. Fania Mussman, sa femme, issue d’une famille aisée d’Ukraine donne quelques leçons de littérature et d’histoire. Elle ne se remet pas du déclassement social mais elle est surtout hantée par le fait que tous les gens de la petite ville de Rovno qu’elle avait aimés dans sa jeunesse et qui n’avaient pas émigré, ont péri lors du massacre des Juifs de la ville dans la forêt de Sosenki.

Il faut de la force pour surmonter l’écart entre les belles images et la réalité. Fania, cette mère si belle au regard si triste, vibre de fragilité, incapable d’oublier

une promesse faite dans l’enfance, promesse que la vie, la monotonie de tous les jours avait nécessairement rompue, piétinée, voire ridiculisée. (…) Elle aurait probablement pu résister en serrent les dents à l’adversité. À la pauvreté. Aux déceptions de la vie conjugale. Mais pas, je crois, à l’usure.

Douleur insurmontable, dépression profonde qui finira par avoir raison d’elle. La Shoah, comme les autres déceptions de cette terre promise qui n’a pas tenu ses promesses, hante le roman. Comment bâtir sa vie sur des éléments aussi terribles ? Les nouveaux arrivants sont en but à l’hostilité des autres Juifs présents depuis longtemps et qui méprisent ces hordes de pauvres ne parlant pas le même hébreu qu’eux. Le yiddish comme stigmate… Quant aux Arabes, partagés entre solidarité de pauvres et hostilité pour ceux qu’ils ressentent comme une menace, le choix sera vite fait quand la résolution des Nations Unies entérinera la naissance d’Israël, le 29 novembre 1947. La façon dont l’auteur nous fait vivre cet événement est impressionnante.

Ce roman familial baigne dans les eaux de l’Histoire : la Shoah et les camps de réfugiés en arrière-fond, l’attitude des Anglais qui terminent leur mandat, les guerres contre les Arabes, l’embrigadement des enfants, les morts et la faim, les snippers qui tuent voisins ou amis. Tout est dans ce roman des débuts d’Israël : personnages historiques et moments clés, intégration, politique et le kibboutz où le jeune Amos partira à l’âge de quinze ans.

Le roman baigne dans l’Histoire, mais l’auteur ne s’y noie pas. Une histoire d’amour et de ténèbres n’est pas un roman historique. Amos Oz est un des auteurs les plus célèbres d’Israël lorsqu’il entame la rédaction de ses souvenirs et il se trouve au seuil de la vieillesse. Il n’est pas étonnant que le roman soit resté dix-huit mois en tête des meilleures ventes en Israël à sa parution tant une très grande partie des Israéliens a pu s’identifier aux souvenirs du petit Amos.

Il y a peut-être une sorte de malentendu fondateur :  il ne s’agit pas d’un témoignage ou d’un recueil de souvenirs mais de création littéraire, de re-création d’un monde disparu. Une construction très sophistiquée, très complexe, d’histoires à tiroirs s’imbriquant les unes dans les autres en parfaite harmonie, sans aucune maladresse de construction sous-tend un contenu très riche, à la fois auto-biographie, roman de formation, fresque historique et tragédie familiale en plusieurs étapes.

Le petit Amos, ce jeune prétentieux qui accumule les bêtises, les histoires d’amour des grands-parents, celles que racontait la mère de l’enfant sur un monde disparu, emplies d’une magie empreinte d’horreur et de tristesse, celle de ce père qui se rêvait écrivain, celle du fils qui se rêvait livre, mais aussi les histoires plus légères qui se découvre une carrière de séducteur à près de quatre-vingts ans, suite au décès de son épouse. Tant d’éléments se côtoient dans ce roman : humour et dérision, tendresse emportée et douloureuse, cruauté infinie.

Tous les événements racontés collent exactement à la biographie de l’auteur. Cependant, peut-on prendre pour argent comptant ce qu’un auteur au sommet de son art nous relate avec une telle puissance d’évocation ? Permettez-moi d’en douter… L’écrivain lui-même nous prévient dans sa diatribe sur le mauvais lecteur :

Et que cherche donc le mauvais lecteur, – le paresseux –, le lecteur sociologique, et le lecteur médisant et voyeur ?

Le mauvais lecteur trouve son plaisir dans ce que le grand Dostoïevski lui-même était vaguement suspect d’avoir eu un certain penchant pour le vol et l’assassinat de vieilles dames, que William Faulkner était probablement coupable d’inceste, que Nabokov forniquait avec des mineures, que Kafka était certainement recherché par la police (il n’y a pas de fumée sans feu), et que A.B. Yehoshua incendiait les forêts du Fonds national juif (il y a la fumée et le feu), sans parler de ce que Sophocle a fait à son père et à sa mère, sinon comment aurait-il pu décrire la chose avec autant de réalisme, plus vrai que nature ? (…)

Délices ! Je me souviens de certains collègues tapant sur l’épaule de mon mari lorsque j’ai publié Lovita broie ses couleurs (Lovita était une jeune femme peintre à la moralité un peu leste), l’œil brillant et les sous-entendus grivois. Miroir du lecteur, n’est-ce pas. Alors ? Faut-il se comporter comme le mauvais lecteur ? Ne faut-il pas simplement trouver l’espace entre nous, lecteurs, et le texte, comme nous y invite l’auteur ?

La mère se suicide lorsque Amos a douze ans. Ce terrible moment est repris plusieurs fois par l’auteur, comme si la douleur lui brûlait encore l’âme. Description bouleversante de celle qui ne peut plus dormir et qui erre dans la nuit, colère, regrets, remords de l’enfant ; toutes les étapes du deuil sont admirablement décrites, suit l’éclatement de la famille et le père infidèle qui se remarie un an après. Amos ne pardonnera jamais. Les chapitres exprimant la vengeance terrible de l’adolescent vis à vis de ce père qu’il estime responsable de la mort de la mère représentent à mon avis un sommet rarement atteint de cruauté.

L’adolescent de quinze ans tue son père symboliquement en abandonnant le nom de Klausner pour prendre celui de Oz qui signifie « force » en hébreu. L’adolescent en qui le père avait placé tous ses espoirs devient paysan et change de nom. Plus tard vient le moment où le père mendie une entrevue avec son fils, et la façon dont l’adolescent traite ce père épuisé et humilié est à mon avis un sommet de la littérature. J’ai rarement lu des pages d’une telle violence morale. De la littérature, je vous dis. Comme Sophocle, cité par l’auteur…

Parfois l’écrivain prend du recul, parle de sa vie présente et de la façon dont il recrée le passé. La dureté qu’il manifeste, le pardon qui ne semble jamais avoir été vraiment, et cette mère autour de laquelle tout revient, en une farandole douloureuse de regrets et de solitude laisse un sentiment poignant de gâchis.

À mille années de ténèbres les uns des autres, écrit-il, des ténèbres qui vibrent du sombre éclat de la douleur et de la création littéraire.

 

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