Traversées célestes

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SablierJe suis un entonnoir, un sablier, ils entrent comme des grains de sable, ils glissent en moi, si nombreux, si nombreux !

Ils me parlent tout le temps, je ne veux pas écouter ce qu’ils disent mais ils parlent quand même, ils n’arrêtent pas : leur travail, leurs collègues, leur femme ou leur mari, les enfants qui n’obéissent pas, parfois c’est le chat ou une émission de télé, l’essence qui a encore augmenté, les assurances qui ne remboursent pas tous les médicaments…

L’essence et les assurances, le reste aussi, tout m’est si familier !

C’est ce qui me fait le plus peur : si ce que les autres racontent appartient aussi à ma vie, alors quelle est ma vie ? Où est ma vie ? Est-ce qu’elle est à moi ou est-ce que je fais partie aussi des grains dans le sablier ?

Je suis le sablier et le grain de sable.

Ils me traversent sans me voir.

Ils me regardent et ils ne me voient pas.

Je leur parle, ils sourient, ils secouent la tête, approuvent et enchaînent : « c’est comme moi… » et les voilà qui racontent leur vie, encore et encore. Ils ne m’ont pas écouté.

Lorsque je les croise dans la rue ils ne me saluent pas, ne répondent pas à mon signe de tête ;  ils ne savent pas qui je suis. Je sais qu’à la prochaine fête de Pierre ils ne se souviendront pas de moi, ce sera comme s’ils me voyaient pour la première fois :

–       Alors vous êtes un ami de Pierre ?

Il a la manie de la fête, Pierre, avoir du bruit autour de lui, des gens qui s’agitent, verres qui se remplissent, rires aiguës, il adore ça. Je viens toujours, je ne sais pas pourquoi il m’invite, il m’oublie dès qu’il m’a bruyamment serré dans ses bras :

–       Salut, vieux, ça me fait rudement plaisir que tu sois venu !

Verre à la main, visage barré par un sourire, je m’enracine au milieu du salon et cela recommence, ils m’emplissent de leur vie, s’engouffrent sur le plan incliné que je leur offre.

Mais ils glissent, m’évitent pendant que j’essaie de capter leur regard, contournent mon corps.

Je suis une île au milieu d’un fleuve immense.

Les amis de Pierre.

Toujours le même fonds, avec des accessoires renouvelables et périssables au fil du temps. Depuis plus de vingt ans j’ai vu leurs enfants grandir, leur couple vieillir ou se déchirer mais ils ne me reconnaissent pas, jamais.

–       Alors vous êtes un ami de Pierre ? C’est bizarre, votre visage ne me dit rien du tout.

–        Le vôtre non plus…

Je deviens mauvais avec le temps.

C’est toujours la même chose.

Ils me traversent, eux, les humains, ceux que je croise dans la rue, au supermarché ou dans le bus. Au bureau c’est pareil. Ils me traversent sans me voir, leur vie est la mienne, ai-je une vie ? une vie à moi ? Si mes souffrances sont celles des autres, mes espérance et mes rêves aussi, où suis-je ? qui suis-je ? est-ce que j’ai une existence ? Et les autres ? Les mêmes rêves, les mêmes aspirations :   avoir du boulot, trouver quelqu’un de fixe, fonder une famille, avoir une belle voiture, et une maison à soi, et un chien ou un chat, c’est selon. Ah oui, parfois des voyages. Ou du sport.

Je suis terrifié. Une telle banalité forme une vie ?

Une supercherie énorme, un mensonge à l’échelle cosmique nous fait croire que nous avons une existence propre alors que nous appartenons au banc de sardines, au champs d’herbes folles, à la poussière du temps.

Rien. Nous ne sommes rien.

Je ne suis rien mais je ne veux plus me trouver dans le sablier, j’étouffe, les autres m’empêchent de respirer.

–       Qu’est-ce que tu as ? Tu me regardes bizarrement… Arrête ! Tu me fais peur, arrête !

Je respire mieux, depuis quelques temps.

Le sablier s’est amolli, les parois, je peux les pousser de la main, j’ai du pouvoir désormais.

Je respire mieux.

Les autres me regardent, me parlent.

–       Céleste, pouvez-vous revenir sur ce moment où vous avez pensé que vous étiez menacé ? Aviez-vous peur ?

–       Et le couteau, vous l’aviez aiguisé pour quelle raison ?

Céleste ? Le premier  prénom que mes parents m’ont donné, celui que personne n’a jamais employé.

Céleste, une poussière d’étoile, je n’en sortirai donc jamais…

 

 

 

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