Une imposture et un malaise

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Un pavé pour la plage ou les jours de pluie ? Ne cherchez plus : plongez-vous dans Une imposture de Juan Manuel de Prada. Vous aurez tout ce qu’il vous faut : une histoire palpitante, un héros attachant plein de zones d’ombre et en plus vous apprendrez beaucoup de choses sur l’Espagne franquiste, puisque le roman commence à Madrid en 1942 et s’achève une petite quinzaine d’années plus tard. Cependant, avant de vous lancer dans les aventures d’Antonio la petite frappe sympathique accessoirement assassin, n’oubliez pas de lire cette critique jusqu’au bout.

Antonio Expósito vit de petits trafics dans Madrid et cherche une complice pour détrousser le chaland naïf : ce sera Carmen au doux regard de génisse. Mais l’affaire tourne mal : Carmen tue une de ses victimes qui allait étouffer Antonio et celui-ci n’a bientôt plus d’autre solution, la police étant à ses trousses, que de s’engager dans la División Azul, qui combat sur le front de l’Est sous l’uniforme allemand pour lutter contre le communisme. C’est en tout cas ainsi que nous le présente l’auteur. Antonio se retrouve après sa formation sur le front russe. Il y fait connaissance de Gabriel Mendoza, un riche madrilène qui lui ressemble de manière troublante. Ensemble ils se retrouvent prisonniers des Russes et vivront une terrible captivité avant de tenter de s’évader. Gabriel assassiné, les Russes accordent la vie sauve à Antonio à condition qu’il prenne l’identité de Gabriel pour espionner les autres Espagnols.

On apprend beaucoup de choses sur ces engagés volontaires partis en triomphe combattre le bolchevisme et oubliés ensuite par Franco et leur pays. Ils furent les derniers à rentrer parce qu’ils n’intéressaient personne dans une Espagne bouillonnante qui voulait oublier la guerre.

Vous devinez la suite, lorsque les Espagnols seront enfin libérés en 1954, Antonio conservera l’identité de Gabriel et les crimes succéderont aux crimes pour conserver tout ce qu’Antonio n’aurait jamais pu rêver d’avoir.

Au début j’ai eu un peu de peine, l’auteur, lorsqu’il part dans de grandes envolées, ne sait pas s’arrêter et le lyrique vire facilement au comique : Mais, devant l’imminence de la mort, la grandiloquence va sans voile de concert avec la sincérité, main dans la main.

Il faut oser. Le couchant était aussi ensanglanté que la pierre du sacrifice, et pendant qu’il s’enfonçait dans la meseta castillane, la nuit devenait aussi tendue qu’une peau de tambour de résonance sombre, ou d’une résonance de cloche dont le battant a été emmailloté dans des chiffons.

Vous l’aurez compris, rien ne fait peur à l’auteur, mais vous, lecteur, surtout ne vous arrêtez pas à cela. Eclatez d’un bon rire, cela vous détendra car le roman bouillonne, ne vous laisse aucun répit, passé les vingt premières pages vous voilà captif et vous le resterez jusqu’à la 509ème, je vous l’assure.

Quel art ! Quelle construction ! Pas un temps mort, une tension permanente car Antonio est une crapule, mais si sympathique, un assassin, mais par nécessité, un esprit retors, mais si intelligent. Vous n’avez pas envie qu’il soit découvert, pas plus que vous ne vouliez qu’il meure en Sibérie. Vous voilà roulé comme un galet, ballotté comme Antonio par l’Histoire, prisonnier comme Antonio d’un piège où vous vous êtes vous-mêmes fourré.

Et si vous étiez roulé dans la farine ?

Revenons à ce sentiment de gêne, p. 80, au début du roman, quand Antonio prête serment :

— Pour finir, mon ami, fit le capitaine d’une voix pudique ou contrite, le règlement m’impose de vous demander de prêter serment…

Antonio, déconcerté, tendit le bras en direction du crucifix posé sur le bureau, et le capitaine leva la main.

Jurez-vous devant Dieu et sur votre honneur d’Espagnol obéissance absolue au chef de l’armée allemande, Adolf Hitler, dans son combat contre le communisme ? (…)

N’oubliez pas que les responsabilités que vous venez d’assumer n’incluent pas d’autre engagement que celui de la lutte contre le communisme, précisa l’officier, pointilleux, avec une vague grimace de dégoût.

J’en tiendrai compte, mon capitaine.

Celui-ci lança alors, presque furtivement, un regard sur le crucifix, et changea brusquement de visage. Ses traits sanguins devinrent d’une pâleur de cire.

Ces fumiers de nazis infligent aux gens des abominations, soldat. Ce sont de foutus chacals assoiffés de sang. Conduisez-vous en digne chrétien avec les civils russes, qui ne sont pas nos ennemis.

Surprenant, ce passage. Honneur christique, refus de la barbarie, code d’honneur : que font les volontaires de la Légion Azul ? Ils défendent l’honneur de l’Occident et de notre sainte mère l’Eglise. Ils ont tellement souffert dans les terribles camps soviétiques ! La description de ceux-ci est hallucinante, on pourrait faire un copié-collé des camps de concentration nazis. Et quand enfin ils rentrent, ils ne sont pas les bienvenus, on les traite de nazis, quelle honte !

Malaise…

Cela vous prendra comme un prurit à de nombreuses occasions dans ce roman passionnant. L’impression qu’un message pas du tout subliminal vous est asséné régulièrement. Les héros se trouvaient sur le front, dans la division Azul, les purs, les forts, ceux que l’on étouffe désormais sous l’hypocrisie technocratique. On se dit que l’on comprend pourquoi on trouve Antonio la crapule si sympathique : lui au moins ne se gargarise pas d’idéal, même si, bien sûr, il a eu un comportement par moments exemplaire sur le front et s’il se pose des questions (toujours par moments) sur sa conscience. Très subtil, ce mélange de brave type et de crapule : autrement comment s’identifier à lui s’il est d’un cynisme absolu ? On sait dès le départ que Dieu ne le laissera pas s’en sortir, mais l’auteur manie la justice divine avec subtilité. Le malheureux Cifuentes, ami de Gabriel forcé de pratiquer un avortement par l’imposteur, ne le fait qu’avec déchirement. Tout le monde est puni : la jeune femme meurt, Cifuentes se suicide (mais son honneur sera sauf car l’hôpital n’ébruitera pas la chose), quant à Antonio il ne perd rien pour attendre.

Malgré ces réserves, si vous cherchez à lire un livre haletant, intelligent, admirablement construit avec des personnages d’une grande épaisseur, des lieux et une époque magnifiquement décrits, précipitez-vous sur Une imposture.

Et ne vous laissez pas rouler dans la farine ou les sous-entendus ultra-réactionnaires d’un auteur extraordinairement doué.

Une imposture
Juan Manuel de Prada
Traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli
Éd. du Seuil, avril 2014, 23,50 €
ISBN : 978-2-02-111633-5

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