Un lecteur de L’Anthogrammate m’a félicitée pour mon imagination en me demandant où j’allais chercher tout ça, parce que, vraiment, ce que je racontais dans ce livre était parfaitement invraisemblable.
Il m’a vexée. C’est vrai que j’ai de l’imagination mais dans le cas précis elle m’a surtout servi à brouiller les pistes pour éviter que les gens se reconnaissent et mettent un contrat sur ma tête. Alors je vais dire la vérité, toute la vérité je le jure. Je commence le déballage comme cela me vient mais il est évident que je répondrai à toutes vos questions concernant le livre.
Marguerite Letourneur existe vraiment. Je l’ai rencontrée deux fois.
C’était il y a pratiquement trente ans. Je revenais de la bibliothèque d’Annemasse chargée de livres, et à l’époque il y avait des feux de circulation, maintenant on les a remplacés par un rond-point plutôt complexe où il faut impressionner les autres pour pouvoir passer. Elle a ouvert ma portière juste au moment où le feu venait de passer au vert, une femme âgée, mal coiffée, misérablement vêtue, avec un gros sac. Exactement comme je l’ai raconté dans le roman. Elle n’arrêtait pas de parler, de papa qui était instituteur, de la vie qui était dure, des produits pour les aveugles qu’elle vendait. Je l’ai amenée chez moi. Elle est restée un bon moment, a fait des risettes au bébé, a profité du jardin. Quand j’ai voulu lui acheter des produits pour les aveugles elle m’a annoncé des prix si exorbitants que j’ai eu un mouvement de recul mais elle a tout de suite enchaîné pour me mettre à l’aise : les jeunes femmes avaient tout ce qu’il leur fallait, elle comprenait… Puis le bébé s’est endormi. Elle m’a demandé de la descendre à Reignier, elle se débrouillerait ensuite pour trouver une voiture.
J’ai toujours un temps de réaction plus ou moins rapide. Le soir j’avais honte de ma pingrerie, le lendemain c’était devenu une avarice inouïe et une femme âgée était en train de mourir de faim à cause de moi. J’ai fait garder le bébé et je me suis mise en route pour Monnetier-Mornex où la vieille dame m’avait dit habiter. Me voilà qui affronte des chiens hargneux et des propriétaires qui ressemblent à leur chien avant de tomber sur une dame charmante qui me dit « Non, vraiment, cela ne me dit rien… Vous savez, la commune est riche, jamais on ne laisserait une femme de cet âge-là dans le besoin. »
Quelques mois plus tard, re-belote. Au même feu, dans la même situation. Même gros sac fatigué. Comme je l’ai écrit dans le roman : « Mais je vous reconnais ! Et votre papa qui était instituteur ! » Elle est devenue livide, j’ai cru qu’elle allait sauter en marche sur le pont qui enjambe l’autoroute, j’ai dû m’arrêter dès que cela a été possible à la sortie du pont.
Quelques années plus tard a eu lieu un recensement de la population : conditions de vie, combien de personnes, de pièces dans le logement, etc. Une dame charmante se présente chez moi : elle s’occupe d’un vaste secteur incluant Monnetier-Mornex où elle visite tous les logements. Tous les logements ? Alors elle a peut-être rencontré une vieille dame dans le dénuement le plus absolu obligée de vendre des produits pour les aveugles ? La dame me regarde, un mélange d’envie de rire et de pitié à la fois : « Vous aussi elle vous a eue ? » L’envie de rire prend le pas sur la pitié, elle éclate d’un rire bruyant : oui, elle l’a rencontrée. Elle habite Reignier, dans un des plus beaux immeubles qui ont été construits sur la commune. Elle est propriétaire de son grand F4, elle était fonctionnaire mais à la retraite elle s’ennuyait. Alors elle avait mis au point sa combine de produits pour les aveugles pour pénétrer dans la vie des autres. « Vous savez, vous êtes loin d’être la seule à être tombée dans le panneau… »
Voilà , vous connaissez le point de départ du roman : je me suis fait rouler dans la farine par une arnaqueuse pour le moins originale. Ne me demandez pas son nom, la dame du recensement ne me l’a pas donné. D’ailleurs je ne le lui ai pas demandé. Toujours un temps de réaction, je vous dis…