Marie Darrieusecq a emprunté son très beau titre à un vers de Rainer Marie Rilke dans Élégies de Duino. Le grand poète allemand joue un rôle clé dans le roman-biographie de Marie Darrieusecq, d’ailleurs, peut-on parler de biographie quand les éléments de la vie de Paula Becker avant sa vie de peintre ne prennent que quelques pages ?
Paula Modersohn-Becker n’a vécu que trente-et-un ans, elle est morte dix-huit jours après la naissance de sa fille Mathilde.
Entre les deux, elle s’est installée à l’âge de vingt ans dans la communauté d’artistes de Worpswede et elle a peint. Beaucoup. Intensément. Elle a écrit aussi, car Paula appartient à une famille où l’on aime écrire. Des lettres et des textes magnifiques qui seront connus après sa mort grâce à sa mère.
La vie de Paula Modersohn-Becker est exemplaire : cette femme qui n’aurait dû que peindre tellement sa vocation était impérieuse, s’est conformée à la pression sociale, mariage, enfant ; on peut dire qu’elle en est morte.
Marie Darrieussecq est manifestement fascinée par la vérité et l’originalité de la peinture de Paula Becker, elle a d’ailleurs participé à l’exposition qui lui a été consacrée par le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris d’avril à août 2016. Exposition justifiée par les importantes connexions entre la jeune femme qui affinait son regard face à tous les grands peintres de l’époque.
Marie Darieussecq connaît très bien son sujet. Cela nous vaut quelques beaux moments sur la peinture de la jeune Allemande. Son texte est parsemé de lettres de Paula, elle évoque ses allers et retours d’amour-amitié avec Otto, le veuf tout frais que Paula va épouser (on glisse sur les circonstances…) et Rilke, le grand poète qui a le même âge qu’elle.
C’est un peu là que ça se gâte. À un moment on ne sait plus si le livre tourne autour de Paula ou de Rainer Maria. Celui-ci, très proche de l’artiste et de son amie totale la sculptrice Clara Westhoff, est amoureux des deux femmes à la fois, il est coutumier du trio amoureux. Paula navigue entre le poète et le peintre Otto Modersohn qu’elle admire et va finir par épouser très vite après son veuvage :
Tout l’automne 1900 précédant le mariage, Paula Becker et le bouillant Otto s’écrivent des lettres d’amour. Mais elle veut rester encore un peu sa « petite Madone ». elle demande à son « roi roux » de se concentrer sur l’art : « Que votre iconoclasme à sang chaud dorme encore un tout petit peu… Nous peindrons toute la semaine, d’accord ? » (p.50)
Quelle lettre troublante ! Nous peindrons toute la semaine. Elle se marie pourtant. et déchante vite :
« La première année de mon mariage, j’ai beaucoup pleuré, et des sanglots comme ceux de l’enfance. […] L’expérience m’a enseigné que le mariage ne rend pas plus heureuse. Il ôte l’illusion d’une âme-sœur, croyance qui occupait jusque-là tout l’espace. Dans le mariage, le sentiment d’incompréhension redouble. Car toute la vie antérieure au mariage était une recherche de cet espace de compréhension. Est-ce que ce n’est pas mieux ainsi, sans cette illusion, face à face avec une seule grande et solitaire vérité ? J’écris ceci dans mon carnet de dépenses, le dimanche de Pâques 1902, assise dans ma cuisine à préparer un rôti de veau. » (p. 72)
Peut-on écrire plus grand réquisitoire contre le mariage ? Toutes les lettres ou fragments de lettres de Paula manifestent le même talent descriptif, la même qualité.
Vie intense, partagée entre le petit paradis de Worpswede, bucolique communauté artistique, et Paris avec ses géants de la peinture ; trop peu de place pour la vie de famille et les enfants, c’est sûr… Paula avance sur son propre chemin, une peinture étrange, étonnante. Une peinture de femme :
ni mièvrerie, ni sainteté, ni érotisme : une autre volupté. Immense. Une autre force. Tout ce que je savais en regardant cette toile, c’est que je n’avais jamais rien vu de tel .
On voit chez Paula des bébés comme je n’en avais jamais vu en peinture, mais tels que j’en ai connu en vrai. (p. 118)
Être ici est une splendeur donne envie de découvrir l’œuvre de Paula Becker, ce qui n’est pas un petit mérite. Toute l’œuvre de Paula la vibrante de vie, son œuvre picturale mais aussi ses écrits, lettres et journaux que l’on attend encore en français. Pour le reste, le côté brouillon et inachevé du livre et les manifestations d’originalité style regardez comme je suis un grand écrivain me gênent. Une peinture aussi novatrice et un tel destin auraient mérité mieux que ce texte, me semble-t-il.
Intrigant par le récit choisi en tout cas, et dans ton jugement aussi… Je suis très curieuse de la vie des gens, connus ou pas, complète et sincèrement narrée ou pas… chaque vie est une telle aventure!