La foire aux enfants de Barcelonnette

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Je ne suis pas généalogiste, mais je lis avec plaisir les Rameaux (le bulletin d’information du Centre Généalogique de Savoie) qui est une mine de faits et de collections de Vies minuscules que n’aurait pas renié l’écrivain Pierre Michon, des vies qui rejoignent souvent l’Histoire avec une H majuscule.

Dans les Rameaux d’octobre (n° 84), la responsable de l’antenne du Chablais, Annie Teuma, raconte l’histoire de son aïeul qui a quitté sa famille piémontaise lorsqu’il était enfant. Au passage (p. 29), elle cite un extrait du livre de Romain Rainero, Les Piémontais en Provence :

… le problème des mineurs piémontais dans l’émigration vers la France […] ne débute pas avec la véritable émigration de masse. Il prend ses racines dans une très ancienne habitude de « louage » des enfants qui, lors des migrations saisonnières classiques, caractérisait cette forme d’expatriation enfantine. Ici, nous ne parlons pas de jeunes gens, mais bien d’enfants dont l’âge est compris entre 5 et 13 ans. La foire de Prazzo, en Italie, et Barcelonnette, en Haute-Provence, étaient les centres de cette pratique de « louage ». En temps normal, une véritable « foire aux enfants à louer » s’y tenait, peu avant Pâques, autour du 20 avril.

Les enfants arrivaient de toutes les régions du Piémont et par tous les moyens, mais le plus souvent à pied à travers les montagnes italiennes, par familles entières. Une fois arrivés, les parents les cédaient pour plusieurs mois – jamais moins de six – aux éleveurs ou autres. Leurs services étaient rémunérés pour une somme donnée aux parents et qui pouvait osciller de 80 à 100 francs. […]

PiémontaisDans un autre texte,  Romain Ronairo donne la source de son travail, à savoir une enquête  effectuée par des experts mandatés en 1877 par le sénat italien pour connaître les conditions de vie des paysans italiens dans leur ensemble. Celle-ci a duré pendant plusieurs années et dresse un tableau précis de la vie rurale ; l’auteur a utilisé ce qui concernait la ruralité piémontaise, deux volumes tout de même…

Cette enquête vient après celle du docteur Villermé sur le travail des ouvriers en France, enquête qui avait eu un énorme retentissement et avait abouti à des mesures qui nous paraissent bien faibles aujourd’hui, mais qui, à l’époque, formaient une véritable avancée. Le Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, publié en 1840, aurait pu être repris par ses homologues italiens tant la description de la misère ouvrière ou du sort des enfants se ressemblent :

L’instruction des enfants qui ont été admis dans les ateliers dès l’âge de 6 ans est nulle, et ordinairement ceux qui sont reçus avant 10 ou 11 ans ne savent ni lire ni écrire. On a bien ouvert quelques écoles du soir et du dimanche ; mais des enfants fatigués par un labeur de douze ou quatorze heures, ou par le travail de la nuit précédente, ne sont pas en état d’en suivre les leçons avec fruit. L’indifférence des parents à cet égard est d’ailleurs communément très grande.

En 1841, les catholiques sociaux ont fait voter la loi fixant à 8 ans l’âge minimum d’emploi des enfants dans les manufactures de plus de vingt salariés, et en 1851, un amendement à cette loi a limité la durée journalière de travail à huit heures pour les enfants de moins de 14 ans et à douze heures pour les moins de 16 ans.

Le rapport italien ne connaîtra pas le même succès : à peine publié, aussitôt enterré. Il faut dire que, contrairement au rapport de Villermé qui tient en un petit volume, les experts transalpins rendront leurs conclusions en 15 volumes de 22 tomes, de quoi décourager qui n’est pas historien… Pourtant les experts italiens dressent un portrait épouvantable de la ruralité de cette fin du XIXe siècle : analphabétisme massif de la population paysanne, conditions d’hygiène déplorables, alimentation déficiente, passivité devant la misère. Les habitudes de louage des enfants, pratique qui nous paraît si choquante, doit être remise dans son contexte, à savoir le travail généralisé des enfants.

Les parents ont l’habitude ; ils descendent en famille de la montagne aux alentours de Pâques, ils se rendent à la foire de Prazzo dans le Piémont ou à celle de Barcelonnette en Haute-Provence. Et ils louent leurs enfants pour survivre. Les petits seront gardiens de troupeaux, ou mendiants, ou les parents ne savent quoi, mais ce n’est pas ce qui importe ; les petits doivent rapporter.

Comment se sentaient ces enfants lorsqu’ils se retrouvaient dans un pays dont ils ne parlaient pas la langue ? En butte à l’hostilité d’une population qui se sentait menacée par ces petits mendiants ? Méfiante lorsqu’ils gardaient les troupeaux ? Comment se sentaient ces enfants dont les plus petits n’avaient que cinq ans lorsqu’ils voyaient leurs parents s’éloigner après avoir touché de l’argent ? Pas de documentation écrite, les enfants étaient illettrés. Leurs déchirements, les abus dont ils ont pu être victimes, nous ne les connaîtrons pas. Ceux qui s’en sont sortis n’en ont pas parlé.

Dans son bel article plein d’émotion et de sensibilité, Annie Teuma ne cache pas les zones blanches dans la vie de cet aïeul parti seul de son village piémontais, à dix ans pour ne jamais revenir. Il quitte ses parents et ses cinq frères et sœurs, lui, le fils aîné du « tailleur d’habits ».  Il quitte son village natal et met  des chiffons aux pieds pour ne pas user ses chaussures ; mais  quelles sont les raisons de ce voyage sans retour, et pour quelle destination ? Le savait-il seulement ? Voyageait-il tout seul dans la montagne ? Avait-il peur des aboiements des chiens lorsqu’il passait près des fermes ?

Annie Teuma parle d’un trou de dix-huit ans dans sa biographie jusqu’à son mariage en Algérie, à Batna, où il fait inscrire « Jean Étienne » comme prénoms. Giovanni Stefano a disparu, et jamais l’aïeul n’en parlera, pas plus que de l’Italie. Mais il a exercé le même métier que son père, il est devenu « tailleur d’habits ».

Le silence. Oublier les douleurs d’enfant. Le temps où on le traitait de « sale petit Italien » lorsqu’il mendiait du « pane » quand il traversait la Savoie. Des blancs. D’immenses zones de silence dans cette vie difficile d’émigré parti du Piémont en 1860 à l’âge de dix ans et qui, après un périple dont on ne sait rien, s’est fixé en Algérie française.  Jean Étienne est mort à Constantine en 1927.

Des blancs dans la vie de centaines de milliers de « migrants économiques » comme on dit, qui ont fui la misère d’une Italie sans travail pour une vie meilleure. Entre 1872 et 1883 quand les prix des matières agricoles s’effondre, l’immigration vers le pays voisin est un réflexe de survie, mais de l’autre côté, cela pose un problème politique et social majeur : les Français du Sud se sentent envahis. Cette émigration italienne de masse durera plusieurs décennies.

Quelle ironie de l’histoire ! L’Italie est maintenant une importante puissance économique, elle a oublié qu’il n’y a pas si longtemps, les Italiens alors immigrants étaient mal perçus dans la région de Nice et en Provence. Qu’il y a eu des troubles violents, des morts.

Le gouvernement italien durcit le ton : plus de migrants sur son territoire, les Italiens se sentent envahis et n’en peuvent plus !

L’histoire se répète, balbutie et tousse.

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2 réflexions sur « La foire aux enfants de Barcelonnette »

  1. Edmée De Xhavée

    Quel article intéressant… Oui, on pouvait le deviner, que de telles pratiques existaient, mais je ne faisais que le deviner. Il n’y a pas longtemps que la même chose se passait (se passe?) en Bosnie Herzégovine ou Kosovo… et surtout dans bien des lieux auxquels nous ne pensons pas… pauvre enfants!

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