Fais de moi la colère : imprécations bibliques, fulgurante beauté

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VillemotIsmaëlle est fille de pêcheur ; sa mère est morte à sa naissance et son père vient de se noyer sur le lac. Elle tombe amoureuse d’Ézéchiel, le mystérieux occupant noir du palais en ruine sur la colline. Ézéchiel est un condensé de fils de dictateurs africains, un mélange d’enfant-soldat, de monstre et de Christ  sanguinaire. Ils vont s’aimer malgré l’hostilité de la population. Le jeune homme n’est pas là par hasard : il est venu pour tuer la bête monstrueuse qui se nourrit des cadavres qui flottent sur le lac. Car c’est l’Apocalypse au bord du lac Léman envahi par d’innombrables cadavres…

Sommes-nous dans un livre fantastique ? Pas vraiment. Pas seulement.

Fais de moi la colère est un livre étrange, un livre qui tient de l’imprécation, un livre dérangeant, excessif et poétique. Un livre dont le très beau titre m’a séduite et qui trouve sa justification dans le texte, vers la fin du livre, p. 253-254 :

— Ô Christ, écoute ma prière de nègre, en ce soir. Ton soleil disparaît, tu le vois comme moi ; le lac est devenu une flaque sans vie. Mais toi, tu marches sur la mort, ô Christ. […] Écoute ma prière, ô toi Christ des Nègres.

— Je te prie en ce soir où la boue a monté, en ce soir où leurs morts ont fini de crever la surface. Regarde toute cette vase, mon dieu, mon frère. Regarde ce qu’ils ont fait. Je te prie en ces jours où ils rendent leur culte à Mammon, où ils sacrifient au veau d’or, où ils se vautrent – greed, greed. Regarde cette fosse où se déversent leurs sépulcres blanchis. […]

— Et pour moi qui te prie, ô toi Christ des Nègres, pour moi, qui te supplie, accorde la colère. Endurcis ma fureur, enflamme mon sang, le sang rouge sous ma peau, rends-le redoutable ;

— Je serai le fléau, mon frère, mon dieu frère, dont tu n’as pas voulu pour toi-même. […]

— Fais de moi le bras vengeur, mon frère, toi qui ne te venges pas ; et je pourrai pointer mon doigt, mon arme sur le front de ceux qui te blasphèment. Ceux qui cèdent à la rapacité. Qui sont la proie de la fosse.

— Fais de moi la colère. Ton chien resplendissant.

— Ô Christ, toi qui marches sur la fosse, toi qui es la douceur pour le juste et même pour le méchant, fais de moi la colère.

Cet extrait donne un aperçu du style de l’auteur dans ce roman ; d’ailleurs peut-on vraiment parler de roman dans ce cas précis ?

L’argument du récit est simple, sinon simpliste : deux individus face à la société capitaliste.  Les dirigeants occidentaux n’ont pas hésité à cautionner des monstres sanguinaires comme Idi Amin Dada, Bocassa et consorts pour continuer à manipuler la politique africaine et s’enrichir. Les simples humains frontaliers vont vendre leur force de travail à Genève dans les banques dont les coffres regorgent de l’or africain. Face à ces hommes gouvernés par le greed, c’est-à-dire la cupidité, le désir insatiable de possession, se trouvent une innocente et le bras armé de la vengeance divine.

Nous sommes dans l’irréel, l’accumulation de symboles et une idée forte : l’homme est devenu « la Bête », l’esclave de la convoitise, de notre société de consommation.

Ismaëlle, fille de pêcheur, est un condensé du narrateur de Moby Dick et du premier fils d’Abraham né de la servante de Sarah, l’Égyptienne Agar. La jeune fille est en butte à l’hostilité des citadins comme son biblique devancier, et elle va accompagner Ézéchiel dans sa traque à la bête gigantesque sur le lac. N’est-ce pas trop de symbolique ?

Quant à Ézéchiel, le jeune homme est une copie conforme du prophète de l’Ancien Testament, l’auteur lui donne aussi le nom de Chrysostome ou de Bouche d’Or, les deux noms associés à Jean Chrysostome, père de l’église grecque qui est devenu un saint des trois églises. Chrysostome l’imprécateur, celui qui veut ramener l’église à la pureté de ses débuts. Il arrive à Ézéchiel d’aboyer et d’être reconnu par tous les chiens à la ronde. Le chien chargé de guider les défunts vers le royaume des morts.

Voici donc le héros de Fais de moi la colère : un imprécateur noir, mélange de religiosité et de violence contenue, justicier vengeur et guide généreux. Un héros pour adolescents.

Nous sommes noyés dans les symboles religieux tirés de l’Ancien et du Nouveau Testament : les prénoms des protagonistes, Mammon (autre symbole de la richesse, la cupidité et l’avarice), les sépulcres blanchis de Matthieu relayant l’indignation du Christ : « Malheurs à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! Parce que vous ressemblez à des sépulcres blanchis, qui paraissent beaux au dehors, et qui, au dedans, sont pleins d’ossements de morts et de toute espèce d’impuretés ».

Ces morts qui envahissent le si beau lac Léman et dénoncent l’hypocrisie des puissants et de notre système…

Mais il y a aussi l’eau lustrale de la sorcellerie, Erzulie la déesse de l’amour et de la beauté dans le culte vaudou.

Je me suis sentie parfois irritée par cette accumulation : trop de métaphores et de références religieuses dans ce texte parfois étouffant et à la singulière beauté. Il faut  se laisser porter et  le lire à petites doses. Alors on se laisse prendre  par les incroyables surgissements de beauté dont il est porteur :

Assise sur le tertre, jambes pendantes, bras ballants, ventre rond, je regarde les morts qui sortent de la terre.

Leurs mains fouillent les mottes, les sillons, puis ils sortent, s’époussettent les épaules. Ils descendent vers le lac, par petits groupes informes, leurs silhouettes ossues ; leurs démarches incertaines et leurs visages tristes. Le peuple des absents… Ils font leurs ablutions. Ils me hantent. Au moins, ceux-là reçoivent les pluies nouvelles qui s’offrent à la terre, leurs mains se tendent à l’air fragile du soir. Au moins, ceux-là sortent dans le silence. Et leurs ombres circulent. Ils ne grifferont plus le béton des caveaux.

[…] Vous entendez leurs longs gémissements, leurs chants tristes de nuit. Vous dites que c’est le vent, vous savez bien que non. (p. 272)

Pour son premier roman pour adultes, Vincent Villeminot manie l’excès et le symbole dans une prose splendide, certes, mais aux symboles un peu simplistes et aux références envahissantes, comme s’il n’avait pas tout à fait quitté l’univers adolescent. À vous de décider si vous êtes prêt à faire un voyage  dans un monde d’indignation généreuse et dans un texte puissant où le blanc et le noir ne connaissent pas de nuances.

Fais de moi la colère
Vincent Villeminot
Les Escales, août 2018, 288 p., 17,90 €
ISBN : 978-2-36569-340-0

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