J’ai déjà dit ailleurs tout le bien que je pense du magazine Causette. J’ai parlé de l’humour qui se dégage de nombre d’articles, humour qui n’exclut pas le sérieux du propos et de la documentation. Dans chaque magazine, au moins une enquête de fond ou une interview fouillée d’une femme impliquée dans le monde contemporain. Pour son reportage « La série qui brise le silence », la journaliste Virginie Roels a été envoyée par Causette à Rochdale, cette petite ville industrielle sinistrée près de Manchester, où des hommes de la communauté pakistanaise ont transformé des adolescentes fragiles en objets sexuels et les ont obligées à se prostituer.
L’équipe de la BBC a mis trois ans pour approcher certaines victimes, et a raconté ensuite l’histoire de trois d’entre elles dans la série Three girls, emblématique des quarante-sept victimes recensées à l’époque du procès qui a eu lieu en 2012. Cette série a eu un retentissement énorme en Angleterre, parce qu’elle n’était pas inspirée de faits réels, mais relatait ces faits le plus minutieusement possible. D’autres victimes se sont mises à parler. L’Angleterre a pris alors conscience de la façon dont les instances judiciaires, sociales et policières avaient traité les victimes.
La série de la BBC a été diffusée sur Arte en juin 2018.
À Rochdale, depuis la diffusion, en mai 2017 sur la BBC, de la série Three girls, qui retrace fidèlement le calvaire de trois de ces gamines, pas un jour ne se passe sans que de nouvelles victimes se fassent connaître. Lors du procès, en 2012, quarante-sept victimes avaient été identifiées. Elles sont aujourd’hui plus de trois cents. En juillet dernier, la municipalité a lancé un appel à témoignages, mis en place un numéro vert, envoyé des agents dans les rues, les écoles, pour les encourager. Un peu tard…
Un peu tard, en effet, pour des faits qui avaient été signalés huit ans plus tôt par l’assistante sociale Sara Rowbotham :
Dès 2004, j’ai alerté ma hiérarchie, celle des services sociaux, ainsi que celle de la police, en leur disant que ces jeunes filles étaient en danger imminent, qu’elles étaient manipulées et abusées.
Personne ne fera rien. Ne pas faire de vagues, ne pas rajouter au chômage et à la misère économique un conflit racial. Car les agresseurs sont des Pakistanais, et les victimes de onze à seize ans, rappelons-le, des gamines « à problèmes ».
Sara et son équipe notent tout ce que les adolescentes leur racontent, constatent que des filles qui ne se connaissent pas sont victimes des mêmes personnes ; un surnom d’une ironie amère revient sans cesse : Daddy. Papa… Le dossier s’étoffe mais rien ne se passe. En 2004 on aurait pu tout arrêter et des centaines de gamines n’auraient pas été détruites. De son côté l’enquêtrice Margaret Oliver, crinière de lionne et profil de battante, est sidérée par l’attitude de sa hiérarchie qui enterre l’affaire. Pas plus que Sara elle ne baissera les bras. Au prix de l’isolement puis, tout comme pour Sara, au prix de son poste.
L’histoire bouge lorsqu’un juriste d’origine pakistanaise est nommé procureur en chef de cette région d’Angleterre. Est-ce parce qu’il ne peut être suspecté de racisme que Nazir Afzal va croire les gamines ? La machine se remet en marche et aboutira au procès de 2012.
Combien de victimes ? Combien d’adolescentes détruites à jamais ?
Six ans après le procès des proxénètes et un an après la diffusion par la BBC de la série Three girls. Virginie Roels et Guilhem Alandry se rendent à Rochdale, rencontrent les acteurs principaux de l’enquête, le procureur général Nazir Afzal, Sara Rowbotham et Margaret Oliver.
Le procureur est désormais conseiller auprès d’instances gouvernementales pour la lutte contre les violences sexuelles et la défense des droits des femmes. Promotion ou volonté d’écarter celui qui a remué la boue ? Rappelons qu’il n’y a eu aucune sanction dans la police ou les services sociaux. Les deux femmes ont payé le prix fort de leur entêtement et de leur intégrité. Margaret Oliver a démissionné et milite auprès d’associations de parents pour que les officiers de police qui n’ont rien fait soient sanctionnés. Sara Rowbotham, après avoir dénoncé l’attitude de ses supérieurs, a vu la dissolution de son équipe et a plongé dans la dépression. Sous la pression populaire, son ancienne hiérarchie a dû reconnaître ses mérites et elle a reçu en mai 2018 la plus haute distinction du National Health Service.
Les photos de Guilhem Alandry rendent justice à ces deux femmes au regard droit et à la tête haute. Les autres photos semblent tirées de la série britannique, tant elles sont déprimantes, car rien n’a changé à Rochdale. Virginie Roels laisse les mots de la fin à une coiffeuse en colère :
En sortant de prison, un des voleurs est revenu vivre ici, dans la même rue qu’une de ses victimes. L’autre jour, l’une d’entre elles l’a croisé, terrifiée. Cette justice est dégueulasse. Si ces mêmes avaient été riches, issues d’un autre milieu, on les aurait écoutées. Mais les pauvres, tout le monde s’en fout. On ne compte pas.
Lisez ce bel article sensible et documenté, lisez Causette pour préserver une presse féminine de qualité qui ne se contente pas des rubriques traditionnelles dans lesquelles on enferme les femmes, lisez Causette pour protéger la liberté de penser des femmes avant la liquidation.