Dans quelle langue est-ce que je rêve ? d’Elena Lappin : le flot des langues accumulées

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LappinOn parle des migrants comme si c’était une réalité nouvelle, comme si l’afflux massif par-delà la Méditerranée, phénomène majeur de notre siècle, était une nouveauté. Elena Lappin, journaliste et écrivain dont j’hésite à donner la nationalité tant celle-ci est issue d’un mélange complexe, nous restitue à travers son cas personnel ce que signifie être migrant. Loin de ce qui nous vient à l’esprit, mais avec humour et finesse, elle décortique ses origines et tribulations familiales, les exodes successifs volontaires ou non.

Elena est née à Moscou, ensuite elle passe son enfance à Prague avant de se retrouver adolescente à Hambourg quand ses parents passent à l’Ouest. Chaque fois un nouveau pays, une nouvelle mentalité et une nouvelle langue.

Elena appartient à une famille juive non pratiquante et cette famille, lorsqu’on remonte les générations, a connu elle aussi des exils successifs. La jeune femme va perpétrer le destin familial, puisqu’elle s’établit et se marie en Israël. Avec son mari, elle va changer souvent de domicile et effectuer des allers-retours entre Israël, Canada et USA avant de s’établir (définitivement ???) à Londres.

Où se sent-elle chez elle ? En quelle langue rêve-t-elle ? Déracinement culturel, apprentissage de nouvelles langues, création de nouvelles racines, le sujet est complexe et le livre riche et plein d’humour pour alléger la gravité du propos.

En filigrane des tribulations familiales de ses parents traducteurs transparaissent des événements historiques avec l’URSS et la chape de plomb recouvrant les libertés individuelles et l’invasion de la Tchécoslovaquie. Il est difficile de se construire en tant qu’individu dans un cadre  aussi contraignant.

Je commençais à comprendre que l’Histoire n’était pas cette matière noble qu’on analyse au fil d’interminables volumes aux ambitions descriptives. C’était simplement – ou pas si simplement – le récit de ce qui arrive aux gens à mesure qu’ils vivent leur vie selon, ou contre, des règles édictées par d’autres individus. Ma propre place dans mon recoin d’histoire s’est manifestée plus rapidement en Allemagne que ça n’aurait été le cas en Tchécoslovaquie. Notamment parce que le fait de vivre en Allemagne m’a rendue davantage consciente de mes racines juives, outre mes origines tchèques et russes ; mais aussi parce que l’émigration fonctionne comme le ciseau du sculpteur : elle nous aide à faire naître une silhouette à partir d’une masse informe d’idées brutes. (p. 185)

Et les enfants de l’auteure, en quelle langue rêvent-ils, eux qui communiquent avec leurs parents chacun dans une langue différente de celle de leurs frères et sœurs et qui se sont établis dans des pays éloignés avec la ferme intention de ne pas les quitter ? L’exil est douleur, déracinement, solitude autant que richesse et vitalité. Et le fait de vouloir se fixer définitivement alors que leur histoire familiale ressemble à une perpétuelle errance n’a  pas échappé à l’auteure. Elle est consciente de ce reproche évident de tant de déménagements imposés dans leur enfance, avec comme corollaire l’obligation de reconstruire chaque fois un autre environnement social dans une langue nouvelle. Mais Elena Lappin glisse vite sur cet élément dérangeant, portée par son optimisme fondamental.

À partir de la p. 282 le texte évolue ; autant la vie a été parcourue au pas de course, laissant toute la place aux actions, autant pour une trentaine de pages l’auteure s’autorise une pause et dresse de très beaux portraits d’amis. Elena réussit l’exploit d’écrire un livre autobiographique sans s’étaler, avec une pudeur extrême mêlée d’humour. Même les épisodes importants de sa vie sont décrits sur le mode humoristique, comme une mise à distance nécessaire : attention, je suis un cas d’école, je ne gratte pas mon nombril, même si un événement extraordinaire a provoqué cette recherche sur ma famille.

L’événement en question est mentionné dès les premières pages ; c’est la découverte que celui qu’elle avait toujours pris pour son père n’est pas son père biologique. Elena, femme mûre et installée, va découvrir la moitié cachée de son hérédité. Moitié qui ne fait que complexifier ses racines. Son grand-père biologique au passeport américain était un espion soviétique.

En Amérique, il s’appelait Leon ; en Union Soviétique, c’était Grigori. Mais dans la Russie tsariste de son enfance, son prénom était Israel. […] J’ignore comment sa famille l’appelait, chez lui, à Selidovka […] En fait, c’est presque comme s’il avait été effacé – ou s’était effacé lui-même – des archives de la famille. (p. 325)

Elena cherche, se heurte parfois à l’hostilité des membres de sa famille qui détestent la façon dont elle met à jour des secrets enfouis. Elle se justifie p. 351 :

Je suis persuadée qu’il est temps de jouer cartes sur table, de comprendre ce qui s’est passé et comment nos familles ont vécu – qu’il est temps de vivre nos vies non plus dans l’ombre de mensonges et de secrets mais dans la lumière bienfaisante de la vérité. Placés au grand jour, les mythes qui entourent ces secrets s’écroulent, et ce qui reste est la seule chose qui compte vraiment : les histoires dont nous héritons.

Elena ne nous dit pas dans quelle langue elle rêve, mais son livre très riche éclaire l’apport des langues d’emprunt, celles qui permettent d’avancer dans la forêt des souvenirs.

Beau livre, donc, mais hélas, hélas, par qui a-t-il été corrigé ? Le traducteur a-t-il trouvé normal l’utilisation de professeure pour le masculin et professeuree pour le féminin ? Dans un livre restituant l’enfance et l’éducation de l’auteure, le terme doit apparaître au moins une cinquantaine de fois. Quant aux habitants de Prague, souvent cités dans le livre ils sont devenus des Pragois. N’importe quel correcteur orthographique souligne ces coquilles extrêmement dérangeantes pour une maison d’édition sérieuse. La belle profession de correcteur tend à disparaître, piètre économie absolument pas compensée par le recul de la qualité qu’est en droit d’attendre le lecteur. Et l’auteur… De telles coquilles (je suis gentille) ne sont pas admissibles dans une maison d’édition comme celle de L’Olivier.

Dans quelle langue est-ce que je rêve ?
Elena Lappin
traduit de l’anglais par Matthieu Dumont
Éditions de l’Olivier, avril 2017, 384 p., 23€
ISBN : 9782879296456

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2 réflexions sur « Dans quelle langue est-ce que je rêve ? d’Elena Lappin : le flot des langues accumulées »

  1. Edmée De Xhavée

    Tu nous a encore déniché un livre singulier et hautement intéressant, une expérience qui semble narrée avec vigueur et franchise. Il est vrai que parler de certains détails de famille ne plaît pas à tous… la censure se fait entendre!

    1. Nicole Giroud Auteur de l’article

      Merci pour le compliment, Edmée! Ce livre est vraiment particulier, au galop, sans fioritures, et très loin de ce qu’on peut vivre habituellement. Certains chapitres comme le mariage (clin d’oeil à ton dernier billet) sont inénarrables. À lire, vraiment!

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