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La télégraphiste de Chopin : la musique praguoise de l’au-delà

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La-telegraphiste-de-ChopinPourquoi ce titre, La télégraphiste de Chopin ? Parce que la douce et placide employée de cantine à la retraite Vera Foltynova établit la communication entre Chopin, mort depuis un siècle et demi et le monde des vivants ? Parce qu’elle transcrit sa musique, elle qui a si peu de connaissances musicales ? Elle écrit, et ses partitions confondent les spécialistes du grand musicien : c’est du Chopin !

Mystification ou phénomène paranormal ? Le journaliste Ludvik Slany est chargé d’enquêter par son journal. Seulement nous sommes à Prague en 1995, le pays vient de se scinder en deux et les réflexes liés à l’espionnage et à la surveillance d’état sont encore vivaces.

Le roman d’Éric Faye possède une atmosphère particulière liée au contexte géographique et historique : un ex-pays de l’Est en pleins bouleversements juste après la révolution de Velours, et la ville de Prague qui est décrite par petites touches impressionnistes. Rien à voir avec un dépliant touristique ; une ville évanescente, un peu triste et noyée de pluie où nous suivons les déambulations de notre médium pistée par un ancien des services secrets. Rien qu’avec ces éléments, La télégraphiste de Chopin serait déjà un excellent roman. Mais il y a le reste, les interrogations sous-jacentes liées au sens de la vie, de notre vie, quelque chose d’universel qui taraude l’individu à la recherche de lui-même :

Nous rêvons de projeter dans le monde notre double idéal, que ce soit pour nous étonner nous-même ou pour épater la fameuse âme sœur. […] Celui que nous aimerions être n’est-il pas notre pire ennemi ? C’est un tueur à gages qui nous poursuit toute notre vie et nous tue, oui, mais à petit feu, sans jamais ouvrir le feu. Notre assassinat dure toute notre vie. (p. 29-30)

Dans cette ville à l’automne mélancolique, les interrogations sur le sens de la vie pleuvent comme feuilles mortes:

Et nous tournons les pages de nos jours sans en apprécier la saveur unique. Ces petits trésors nous échappent avant que nous ayons eu le temps de dire ouf. À peine avons-nous survolé ces pages que nous voulons connaître la suite. Insatiables, nous passons au chapitre suivant, titré « hiver » ou bien « été », « printemps », « automne », et voici déjà la partie suivante : « l’année nouvelle ». Pages, chapitres avalés au rythme de valses ou de mazurkas, ou bien d’un prélude annonciateur de rebondissements… ces mélodies nous divertissent comme l’orchestre du Titanic a distrait les passagers jusqu’au bout. Il faut bien se changer les idées en attendant la marche funèbre. (p. 126)

Cela est trivial, mais comme c’est joliment exprimé, avec la pointe de mélancolie nécessaire mais non appuyée.

Vera Foltynova est une personne modeste, sans ambition aucune, et très vite elle obsède le journaliste. Son courrier est ouvert, elle est suivie, mais rien dans sa vie ne vient montrer qu’elle ait un quelconque complice. Et le fantastique s’insinue dans la vie de Ludvik Slany le rationaliste, pur produit du matérialisme dialectique :

Oh ! le confort d’être sceptique, aussi douillet que des draps de soie…

Ludvik oscille entre fascination, incrédulité et irritation, il s’entête à trouver une explication rationnelle, ce qui irrite Roman, son cameraman :

Foltynova, c’est le nom contemporain de Charon, le nautonier du fleuve des morts… Elle les fait venir à nous, nous apporte des nouvelles de là-bas et nous apporte ce qu’ils ont fait sur l’autre rive du Styx. Prends de la hauteur ! (p. 157)

La notion de plagiat revient comme une scie, mais les plagiaires sont des musiciens très pointus, pas une pauvre femme inculte comme Vera Foltynova. Le plagiat en littérature ou en musique rejoint aussi l’envie d’augmenter sa vie, de la rendre plus belle, plus intéressante. Mais que se passe-t-il lorsque cette vie s’achève trop tôt ? Que l’œuvre n’a pu s’accomplir ? Quelles sont les frontières entre le monde des vivants et celui des morts ? Cette question a obsédé l’humanité depuis toujours. D’autres événements troublants surviendront dans le roman, je vous laisse les découvrir.

À la fin du roman, Ludvik transmet son fardeau à une jeune journaliste, non sans lui avoir raconté l’histoire d’un homme chargé de surveiller une frontière, comme dans Le désert des Tartares.

À son réveil, il s’apercevait que les pointillés n’étaient plus exactement à l’endroit où il les avait laissés avant de s’endormir. Parfois, ils avaient reculé, à d’autres moments ils avaient avancé. Jamais de beaucoup, cependant, si bien que notre homme chargeait sa guérite sur le dos et la portait, comme une coquille d’escargot, jusqu’au nouveau tracé. […] Le garde, c’est toi, c’est moi. Parfois, comme lui, j’ai l’impression de m’éveiller et de voir, défriché, un terrain qui la veille encore était envahi de ronces, impénétrable. Certains matins, les pointillés ont reculé, je les retrouve plus loin.

La frontière, c’est sa particularité, ne se déplace pas de la même façon pour tous les hommes. À quoi cela tient-il ? Peut-être certains se sentent-ils prêts à charger la guérite sur leur dos et à déménager. C’est le prix à payer. (p. 248-249)

Ce beau roman est un peu une poupée gigogne : on s’arrête au niveau que l’on veut : enquête à rebondissements, personnages restituant une époque trouble, atmosphère de la ville de Prague… On peut aussi aller plus loin, si les territoires non balisés nous attirent. Dans tous les cas, je vous recommande fortement la lecture de La télégraphiste de Chopin.

La télégraphiste de Chopin
Éric Faye
Éditions du Seuil, août 2019, 272 p., 18 €
ISBN : 978-2-02-136269-5

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